Commentaires audio avec Paul P.
Écoutez l’artiste Paul P. aborder certaines œuvres choisies, et découvrez comment sa fascination pour le passé nourrit sa démarche.
Simeon Solomon
Bonjour. Ici Paul P.
Le titre latin de cette exposition est une inversion de Mors et Amor, une œuvre réalisée en 1865 par Simeon Solomon. Ce délicat dessin à l’encre représente un couple d’amoureux que des anges sont sur le point d’arracher irrémédiablement l’un à l’autre : l’ange stoïque de la Mort extirpe doucement la femme des bras de l’homme, tandis que la main de celui-ci agrippe celle de l’ange de l’Amour, qui paraît abattu. Comme bien des œuvres de l’époque réalisées par des artistes homosexuels, ce dessin est ouvert à l’interprétation : chacune de ses composantes, y compris le couple manifestement hétérosexuel, pourrait receler un sens caché. La porte à travers laquelle l’ange de la Mort fait passer la femme peut être vue comme un symbole, non seulement de la séparation inhérente à la mort, mais bien du retranchement des homosexuels vis-à-vis de la vie normative, ici incarnée par l’homme. Dans Londres qu’a connue Solomon, les personnes queers étaient des êtres divisés, réduits aux territoires de l’ombre et à la nécessité de créer des mondes fantastiques pour pouvoir aimer les individus qu’ils étaient appelés à aimer tout en préservant leur dignité. La porte s’ouvre sur un soleil radieux par-dessus un boisé, un paysage évoquant le vide et suggérant que ce territoire extérieur n’est ni le paradis ni l’enfer : à mon sens, il s’agit d’un simulacre déviant de la vie dite « normale », un lieu d’isolement et de transformation, mais aussi de plaisir.
Charles Shannon
Bonjour. Ici Paul P.
Dans son ouvrage The World of Charles Ricketts (1980), Joseph Darracott tient des propos peu convaincants au sujet de la relation entre Ricketts et de Charles Shannon : « Certaines questions au sujet des deux artistes demeurent irrésolues. Parmi celles-ci, à mon avis, subsiste celle de la nature de leur amitié. Il est clair que ces hommes s’aimaient, mais aucune conclusion ne peut être tirée de ce constat. » En 1998, Emma Donoghue, autrice canadienne d’origine irlandaise, a heureusement offert une réjouissante contre-description des deux artistes en tant que « couple » dans sa biographie de Michael Field – le nom de plume qu’employait un couple de lesbiennes britanniques, des amies intimes de Ricketts et Shannon. « Ricketts mesurait à peine cinq pieds », écrit-elle, « avec des cheveux comme des akènes de pissenlit et une barbe pointue comme celle d’un diablotin ; il faisait de la peinture à l’huile, de la sculpture, créait des maquettes de livres (notamment plusieurs d’[Oscar] Wilde), des bijoux, des broderies, des décors et des costumes de théâtre […]. Shannon était surtout connu pour ses portraits mondains réalisés à l’huile, mais il se spécialisait dans la lithographie, représentant surtout des femmes sensuelles en déshabillé et à la chevelure abondante ; c’était un grand blond, et beaucoup plus discret que son “mec”. Ils avaient l’habitude de porter tous les deux de vieux complets bleus en sergé reluisant, mouchetés de cendre de cigarette, préférant dépenser leur argent pour les beautés qui leur étaient indispensables : les fleurs, les statues grecques, les esquisses de maîtres anciens et les imprimés japonais. Ils s’étaient rencontrés quand Ricketts n’avait que seize ans, et depuis, ne se sont jamais quittés plus longtemps que l’espace d’un bref congé. »
Les deux artistes maîtrisaient parfaitement l’art d’exprimer tacitement le désir homosexuel, ainsi qu'en témoignent les œuvres dont ils s’entouraient, celles qu’ils créaient comme celles qu’ils collectionnaient, et dont le sens profond se dessinait en filigrane de sujets à la fois mélancoliques et éblouissants, empruntant au faste et à la théâtralité antiques qu’ils vénéraient. Dans ma propre pratique, j’ai mis au point une manière de faire allusion à ces stratégies désormais désuètes que l’on retrouvait à l’époque chez nombre d’autres artistes : au fil de la dernière décennie, j’ai créé une série de dessins à l’encre – esquissés d’après nature dans des musées et des jardins publics à l’aide d’un stylo-plume – représentant des statues néoclassiques. Je les réalisais de façon sporadique, comme une correspondance que je relançais sans cesse. En dessinant et redessinant le même sujet à partir d’angles légèrement différents, je renforce mon admiration pour les qualités d’une petite sélection d’œuvres, documentant ainsi le temps qui passe et le temps figé dans ces œuvres. Cette exposition comprend quatre de ces dessins : une figure endormie, un faune, un Narcisse (que l’on aperçoit de dos, en contrapposto), ainsi que les mains crispées du saint martyr chrétien Tarcisius. Tous sont des gardiens de secrets, figures récurrentes de la statuaire néoclassique.
Écritoire Nancy
Bonjour. Ici Paul P.
Écritoire Nancy (2013) – un bureau et un tabouret en acajou – représente l’idée d’un bureau d’écriture, une ilôt immatérielle, presque impraticable, qui échappe à toute notion de fonctionnalité. Le titre de l’œuvre rend hommage à l’autrice iconoclaste Nancy Mitford, qui appartenait dans les années 1920 au groupe Bright Young People, incarnant la jeunesse londonienne privilégiée – essentiellement des femmes et des personnes queers. Les membres du groupe étaient reconnus pour leur production esthétique prodigieuse, leur dandysme, et par la suite, pour leur potentiel tragiquement gaspillé. Leur génération était prise en étau entre l’ombre de la Première Guerre mondiale et la menace de la Seconde, une période et un espace de transition où l’homosexualité a brièvement eu la chance de s’épanouir. Dans son essai Reading for Pleasure paru en 1952, Mitford écrit : « Je lis toujours davantage de biographies, de mémoires et de correspondances que d’autres types d’écrits ; j’aime m’immiscer dans un groupe dynamique et observer les comportements de ses membres. Les Encyclopédistes ou (Lord) Byron et ses amis sont extrêmement divertissants, mais toute petite société offre un regard intéressant sur les relations humaines, pourvu qu’un ou deux de ses membres sachent écrire. »
Tout comme Mitford, je m’intéresse aux mœurs des cercles de sociabilité intimes, que ce soient celles des dandys, des esthètes, des personnes luttant contre le sida ou d’autres encore, qui privilégient l’esthétique et l’idéalisme social – parfois à un point fantaisiste – pour exprimer leur mépris envers la tendance générale au béotisme et à l’indignation morale qui sévissent au sein de notre culture. Lorsque j’en trouve un exemple, je le vois comme un élan vers une civilisation qui se caractériserait par une bienveillance véritable.
Nancy Mitford a, selon moi, créé le premier personnage homosexuel de la littérature populaire à demeurer impuni. En effet, non seulement Cedric Hampton – personnage de son roman de 1949 Love in a Cold Climate, L’Amour dans un climat froid dans sa version française – survit, mais il connaît aussi le succès et l’acceptation sociale. Cedric est un amalgame de Stephen Tennant et de Brian Howard, tous deux des poètes et dandys qui se sont retirés de la société : Tennant s’est entièrement isolé, tandis que Howard a sombré dans la drogue, ce qui a mené à son éventuel suicide. Dans ce livre inlassablement réédité, Cedric leur emprunte leur charme décontracté. En tant que femme hétérosexuelle d’un certain âge – une messagère astucieuse pour transmettre l’insolence queer –, Mitford a conféré à son personnage une forme durable et optimiste.