Des œuvres qui inspirent. Pleins feux sur des autrices et des femmes artistes
Écoutez de grandes autrices parler d’œuvres d’art importantes de la collection nationale.
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Sheila Heti parle de Gelée de groseilles de Mary Pratt et Fleur blanche I d’Agnes Martin
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Karoline Georges parle de Consonnes sifflantes de Marcelle Ferron et Vos yeux d’Isabelle Hayeur
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Kim Thúy parle de Lac George et corbeaux de Georgia O’Keeffe
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Esi Edugyan parle de Maman de Louise Bourgeois
Mary Pratt
Gelée de groseilles
Bonjour. Je m’appelle Sheila Heti, je suis romancière et j’habite à Toronto.
Les toiles de Mary Pratt m’aident à apprécier ce lieu qu’on nomme « chez soi ». Quand je vois ses toiles d’objets du quotidien, comme celle-ci — avec sa table jonchée de petits pots de gelée de groseilles sur du papier aluminium — je me dis que le monde à l’intérieur de la maison est tout aussi miraculeux et beau et important que le monde à l’extérieur — celui de l’altérité, des expériences, et de tout ce qui agite la société. L’éclat de la lumière dans ses toiles me donne l’impression que le monde me sourit, qu’il m’appelle à lui, me demande de m’approcher, encore, un peu plus près, et de rester un instant. Je ressens l’amour de l’artiste pour tout ce qui est, pour les objets en général, elle qui a choisi de rendre hommage à un sujet inusité dont on aurait autrement fait peu de cas. Mais à y regarder de plus près — ce rouge vif qui palpite devant nos yeux est-il si insolite ? Et que dire de ce bleu réfléchi dans le papier aluminium ? Qu’y a-t-il au-delà du cadre ? Sa robe bleue ? Le ciel à travers la fenêtre ? Mary Pratt a déjà dit : « [S]i j’essaie de peindre dehors, je ne peux que m’asseoir et pleurer […] mais si je suis à la maison, je suis en sécurité ». Quand elle se sent en sécurité, elle dit que « des choses étonnantes arrivent ». « Ça » — l’acte de peindre — « ça arrive, comme par magie ». Cette folie sérieuse, subtile et mystérieuse qu’est la gelée de groseilles sur du papier aluminium arrive « comme par magie », et l’artiste se sent en sécurité, et elle peint, avec des yeux sans larmes, ce que le soleil baigne de sa lumière.
Marcelle Ferron
Consonnes sifflantes
Je suis Karoline Georges. Mon travail littéraire et artistique s’intéresse au devenir de l’humanité, au désir de sublimation.
Consonnes sifflantes. Le titre de l’œuvre de Marcelle Ferron dessine une image sonore qui glisse entre mes lèvres. J’entends le S, le Z.
C’est avec cette mélodie minimaliste en tête que j’ouvre le regard sur la composition du tableau. Au centre d’une étendue de lumière, une structure dynamique s’étale, élégante. J’y cherche un écho au titre de l’œuvre. Et, subitement, je suis propulsée dans l’infiniment petit, au fond d’un atome, où la physique fomente ses mystères.
Au sein des touches de peinture, où se fondent des couleurs vives, un glissement de la substance sur elle-même crée une tension, un champ de force. C’est là, dans les limites nettes de chacun des reliefs, que je découvre la fréquence de l’onde sonore. Chaque forme révèle un bruissement qui se déploie en même temps qu’une multitude d’autres. La symphonie, imperceptible à l’oreille et pourtant manifeste à l’œil, titille mon imaginaire et remue au creux de mes neurones des bribes de physique quantique. En plongeant dans la dimension microscopique de la matière pour atteindre sa plus petite composante, on aboutit là où se superposent les particules élémentaires, vibrantes, qui s’allient, dans un ordre de plus en plus complexe, tels des bouquets d’énergie, jusqu’à donner corps au monde. Alors, l’espace d’un instant, par ma bouche, à travers les consonnes sifflantes, j’entends le souffle même de l’Univers.
Isabelle Hayeur
Vos yeux
Je suis Karoline Georges. J’écris des romans futuristes et j’explore l’art numérique. J’observe en ce moment la photographie Vos yeux, d’Isabelle Hayeur.
À l’extérieur, la nature, livrée à elle-même, se gonfle de tous ses possibles, tandis qu’à l’intérieur du bâtiment, qui n’en est plus vraiment un, quelque chose persiste dans l’ombre.
Ils sont grands ouverts, deux yeux esquissés par une suite de traits noirs sur un mur autrefois immaculé. L’un s’efface à moitié, rongé par un trou qui s’étire en forme de larme au-dessus d’une bouche invisible que j’imagine crispée de douleur ; l’autre regarde fixement quelque chose d’imperceptible. Ensemble, ils forment un regard qui paraît avoir tout vu, tout ce qui s’est joué entre les murs de cette pièce depuis qu’elle a été abandonnée. Les intrusions, les secrets, les corps recroquevillés, démunis, qui se sont endormis à même le sol avant de se résigner à quitter non seulement la protection de l’immeuble désaffecté, mais aussi ce coin du monde, avalé par la pollution, le silence, la poussière, la dévastation.
Je scrute ces yeux, dessinés dans les débris qu’ils contemplent, et je sens monter l’anxiété, car au fond de ce regard, je découvre le reflet du mien. Face à la démesure de nos édifications partout sur Terre, face à nos ruines, à nos erreurs, qui se multiplient, et qui défigurent de plus en plus la planète, nous partageons, je le sens, un même effroi.
Georgia O’Keeffe
Lac George et corbeaux
Bonjour, je m’appelle Kim Thúy. Je suis une écrivaine québécoise d’origine vietnamienne.
Je fis connaissance avec Georgia O’Keeffe grâce à l’invitation du Musée qui suscitait ma contribution à cette visite audioguidée. Mon cœur fut du coup touché par son tableau Lac George et corbeaux, même si la première image qu’on m’en proposait dans le document envoyé avait à peine la taille d’un timbre-poste. Je fus avant tout attirée par la douceur de ses couleurs et de ses courbes pour aussitôt tomber amoureuse également de l’artiste.
Georgia O’Keeffe faisait partie des pionnières, osant l’abstrait, osant rendre la nature abstraite. Elle nous emmène dans les détails en magnifiant, entre autres, la vivacité des couleurs d’une fleur, la précision des lignes de ses pétales, la nonchalance du mouvement des pistils. Elle peint la chaleur, le vent, le parfum tout comme elle transmet à travers ses formes le silencieux, le majestueux, le solitaire. Elle nous révèle que la force est sensuelle, et la sensualité, puissante.
Les historiens disent qu’elle était inspirée par la nature. Je crois qu’elle faisait corps avec la nature. Lorsqu’elle vivait au Nouveau-Mexique, elle devint même partie intégrante de son environnement, de ce paysage qui la nourrit jusqu’à ses 98 ans. Elle aimait dire que si elle peignait assez souvent la montagne Pedernal, Dieu lui permettrait d’en faire sienne.
Georgia O’Keeffe est de ces artistes que je pourrais admirer lentement, de loin, pendant des jours, des mois, des années. Car le temps se perd dans sa vision du monde, une vision qui nous porte et qui nous transporte encore et encore.
Agnes Martin
Fleur blanche I
Bonjour, je m’appelle Sheila Heti, je suis romancière et j’habite à Toronto. J’aimerais vous parler de ce que je vois, et de ce qui effleure mon esprit, quand je regarde la toile Fleur blanche I, d’Agnes Martin.
Je vois neuf lignes au trait épais, et, dans leurs intervalles, trois lignes au trait plus fin. Les lignes épaisses traversent la toile jusqu’à ses bords, alors que les lignes fines, parfaitement alignées les unes au-dessus des autres, sont également délimitées par les marges. Une fleur, c’est la géométrie qui éclot. Qu’adviendrait-il si l’on ne pouvait percevoir le monde en trois dimensions, si l’on était des êtres appréhendant la matière comme une surface à deux dimensions ? Est-ce ainsi qu’une fleur blanche nous apparaîtrait ? Lignes de vie, les traits les plus ténus courent sur la toile telles les veines sur les pétales, les plus épais marquant l’espace entre ceux-ci, ou battant la mesure de la brise qui les fait voleter. Les lignes fines suivent le fil de nos pensées devant les lignes épaisses des pétales. Elles promettent le mouvement, le balancement, la danse. Les lignes épaisses évoquent le corps solide d’un pétale. Et ce pétale, de quoi aurait-il l’air transposé en code binaire — avec tous ces zéros et ces uns ? Comment un ordinateur communiquerait-il la beauté d’une fleur blanche ? Et comment une telle fleur serait-elle encodée en morse ? Une ligne épaisse, suivie de trois lignes minces, suivie d’une ligne épaisse, les espaces entre les lignes évoquant les pauses entre les tonalités sourdes. Cette œuvre, c’est une fleur blanche devenue partition. Une partition sans notes, comme une fleur blanche divinement silencieuse. La fleur ne parle pas, ne chante pas, n’a pas de mélodie, mais elle évoque tout de même la musique. Voici une fleur blanche, jadis verte de vie, qui se meurt tranquillement, après avoir été cueillie.
Louise Bourgeois
Maman
Bonjour. Je m’appelle Esi Edugyan. Je suis romancière, et j’écris des livres qui portent sur les expériences et le vécu des personnes noires. Aujourd’hui, je vais vous parler de Maman, de Louise Bourgeois.
Fille d’une tisserande, Bourgeois a passé ses jeunes années dans l’atelier familial à restaurer aux côtés de sa mère les tapisseries anciennes que le temps avait usées. Imaginez la scène : dans une pièce faiblement illuminée par quelques chandelles, sous une ampoule nue suspendue au-dessus du métier à tisser, la petite tête de l’enfant est penchée, comme recueillie sur son travail. Ses cheveux fins sont d’un noir si profond qu’ils ne reflètent presque pas la lumière. Alors que ses doigts s’affairent à démêler les fils brisés, une odeur depuis longtemps étouffée s’en échappe, mélange lugubre de transpiration et de sucré. Les tapisseries exhalent le quotidien de leur maisonnée.
Notre histoire est en quelque sorte un prolongement de notre jeunesse. Si la mère appartenait au monde du tissage, la fille, elle, n’a jamais pu s’abandonner complètement à cette vocation filiale, pas plus qu’elle ne pouvait s’échapper de son emprise. Comme portrait, Maman témoigne d’une influence imposante et terrifiante, qui projette une ombre démesurée sur tout ce qui l’entoure. Écrasé sous cette silhouette sombre, l’on est frappé de stupeur, saisi d’horreur, tel un enfant perdu. L’araignée tisse son voile délicat et en tapisse le monde, un monde dont il sera un jour possible de se libérer, quand le temps aura raison des fils qui l’empêchent de se dérober.
À propos
des présentatrices

Esi
Edugyan
Esi Edugyan a écrit les romans 3 minutes 33 secondes et Washington Black ainsi que les œuvres de genre essayistique Dreaming of Elsewhere et Out of the Sun. 3 minutes 33 secondes a remporté le prix Giller de la Banque Scotia et été finaliste au prix Booker, au Prix littéraire du Gouverneur général (dans la catégorie Romans et nouvelles), au prix Rogers Writers’ Trust Fiction et au prix Orange pour œuvres de fiction. Son plus récent roman, Washington Black, a lui aussi remporté le prix Giller de la Banque Scotia et a été finaliste pour le prix Booker, le prix du livre du Los Angeles Times et pour la Médaille de l’excellence de la fondation Andrew Carnegie. L’autrice habite à Victoria, en Colombie-Britannique.

Karoline
Georges
Après des études de cinéma (UQAC) et d’histoire de l’art (UQAM), Karoline Georges amorce une démarche artistique où se côtoient la vidéo, la photographie, la littérature et la modélisation 3D. Elle est l’auteure de huit livres, dont Sous béton (finaliste au Prix des libraires du Québec 2012), premier titre québécois à rejoindre la prestigieuse collection Folio SF de Gallimard. Avec son dernier roman, De synthèse, elle a remporté plusieurs honneurs, dont le Prix littéraire du Gouverneur général en 2018. En 2021, elle a été nommée Artiste de l’année en Montérégie par le Conseil des arts et des lettres du Québec.

Sheila
Heti
Sheila Heti a écrit dix livres, dont les romans Pure Colour, La mère en moi et Comment être quelqu’un ?. Son deuxième ouvrage pour enfants, A Garden of Treasures, illustré par Esme Shapiro, est sorti en mai 2022. Son livre The Alphabetical Diaries sera publié par Fitzcarraldo Editions (au R.-U.), FSG (aux É.-U.) et Knopf Canada à la fin 2023.
Heti est une des « New Vanguard » du New York Times, ces 15 autrices du monde entier qui « façonnent la façon dont nous lisons et écrivons des œuvres de fiction au xxie siècle ». Ses livres sont traduits en 25 langues.

Kim
Thúy
Kim Thúy a quitté le Vietnam avec les boat people à l’âge de dix ans et s’est installée avec sa famille au Québec. Diplômée en traduction et en droit, l’écrivaine a travaillé comme couturière, interprète, avocate et cheffe propriétaire de restaurant. L’autrice a reçu plusieurs prix, dont le Prix littéraire du Gouverneur général 2010, et a été l’une des quatre finalistes du Nobel alternatif de littérature en 2018. Ses livres, dont les ventes montent à plus de 850 000 copies partout dans le monde, sont traduits en 29 langues et 40 pays et territoires. Elle vit à Montréal et se consacre à l’écriture.