Le questionnaire de Proust : Marlene Creates

 

Le questionnaire de Proust est au départ un jeu populaire à la fin de l’époque victorienne, conçu pour révéler des aspects clés du caractère d’une personne. L’auteur Marcel Proust, encore adolescent, répond à une suite de questions semblables avec un tel enthousiasme que, lors de la découverte en 1924 de ses réponses originales, son nom devient associé de façon permanente à ce type d’entrevue informelle.

MARLENE CREATES

Photo : Malin Enström, 2013

 

Artiste environnementale et poète, Marlene Creates vit et travaille à Portugal Cove, Terre-Neuve, au Canada. Née à Montréal, elle a étudié les arts visuels à la Queen’s University de Kingston, en Ontario, et habité Ottawa avant de déménager à Terre-Neuve, d’où viennent ses ancêtres maternels.

Pendant plus de trente ans, elle a exploré dans son travail la relation entre expérience humaine, mémoire, langue et territoire, ainsi que leur impact mutuel. Sa pratique actuelle, concentrée sur deux hectares et demi de forêt boréale où elle vit dans une « esthétique relationnelle » avec les lieux, comprend des projets qui combinent mots, interventions photographiques sur le terrain, événements artistiques en direct et promenade virtuelle sur Internet.

Engagée envers les arts communautaires, elle est aussi enseignante et environnementaliste. Depuis 2001, elle dirige des projets artistiques multidisciplinaires inspirés du territoire dans les écoles de Terre-Neuve, au cours desquels les élèves explorent leur environnement, leur collectivité et leur patrimoine lors d’excursions, et dessinent des « cartes mémoire », font des photographies, rédigent des textes et mènent des entrevues. Outre son travail dans les écoles de Terre-Neuve, elle a enseigné à l’Université d’Ottawa, au Collège algonquin et au Nova Scotia College of Art & Design en plus de coopérer avec plusieurs centres d’art autogérés.

Elle a reçu de nombreux prix, dont le BMW Exhibition Prize en 2013, lors du Scotiabank CONTACT Photography Festival, et été élue à l’Académie royale des arts du Canada en 2001. Elle a donné, en tant qu’artiste, des conférences dans plus de 150 institutions en Amérique du Nord et en Europe, et a agi comme commissaire de plusieurs expositions.

Depuis les années 1970, son travail a été présenté dans plus de 300 expositions individuelles et collectives partout au Canada et à travers le monde, et figure dans de nombreuses collections publiques, dont celle du MBAC.

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Mon premier souvenir de l’art :

Vers 1960, le cahier de fin de semaine d’un journal montréalais présentait une série de reproductions couleur pleine page de peintures sur la faune, un animal différent chaque semaine dans son habitat. Après les avoir découpées et collectionnées pendant de nombreuses semaines, j’ai décidé de les montrer à mon enseignante à l’école primaire. Ce jour-là, en marchant vers l’école après le dîner, je les avais dans la main, et pas dans mon cartable. J’étais en chemin quand un garçon plus âgé s’est avancé, me les a arrachées et les a délibérément déchirées. Je ne sais pas si la femme qui vivait dans la maison la plus proche a vu la scène, ou si elle m’a juste entendu pleurer, mais elle m’a fait entrer chez elle. Nous nous sommes assises à la table de la cuisine pendant qu’elle réparait les images pour moi avec du ruban adhésif. Je ne la connaissais même pas, mais je me souviens qu’elle m’a vraiment bien consolée. Je ne me souviendrais probablement pas de ces reproductions sans cet incident.

Autre événement mémorable à l’école primaire, cette journée où nous avons eu une remplaçante. Elle voulait que quelqu’un dans la classe dessine quelque chose pour elle et, ne nous connaissant pas, elle a demandé qui s’en sentait capable. J’étais une enfant très timide, et je n’aurais pas levé la main pour un empire, mais plusieurs de mes camarades ont donné mon nom. Je ne pensais pas que l’on m’ait à ce point remarquée, et encore moins que quiconque se soit aperçu à quel point j’aimais l’art. Ce fut pour moi un des encouragements les plus émouvants que j’aie jamais reçus.

Le moment où j’ai su ce que serait ma vocation :

J’ai encore mon cahier d’écolier ligné de troisième année. Au sujet « Ma future carrière », j’ai répondu, au crayon : « Quand je serais grande, je pense que je voudrais être artiste et peindre des images. Je les apporterais ensuite dans les magasins et les gens me donneraient de l’argent pour ces images. Je visiterais les écoles et je pourrais enseigner l’art le samedi. Je visiterais peut-être d’autres pays pour peindre différentes scènes. Je visiterais l’Angleterre et peindrais la tour d’ivoire ».

Il semble qu’à huit ans déjà, j’associais le fait d’être artiste avec l’idée de voyager et d’observer le monde (je ne sais pas si je pensais à la tour Eiffel ou à la tour penchée de Pise, mais j’espère que mon enseignante a eu un petit rire, comme moi aujourd’hui, quand elle a lu que je voulais peindre la « tour d’ivoire »).

Je me rappelle également qu’à cette époque, je pensais que l’art était l’une des plus grandes réussites humaines. Je ne sais pas comment l’idée m’était venue; nous vivions en banlieue, et je n’étais jamais allée dans un musée étant enfant.

Ma plus grande influence :

Bien que ma vie soit radicalement différente de celle de mes parents et de celle qu’ils envisageaient pour moi, je réalise l’influence positive qu’ils ont eue sur moi. Quand j’étais petite, ma mère m’a encouragée à m’inscrire à tous les cours d’art du samedi proposés près de chez nous, comme au YMCA et à la bibliothèque locale. Elle comprend l’importance de l’éducation et c’est elle qui avait l’ambition de me voir aller à l’université, même si elle n’avait pas eu cette chance elle-même.

Mon père adore la nature, et il voulait nous transmettre cette passion. Quand nous étions enfants, il nous emmenait en camping, mes deux frères et moi. Il a également un grand sens de l’histoire. Et une autre chose : c’est quelqu’un qui peut s’arrêter pour parler avec les gens de ce qu’ils font, par exemple des ouvriers travaillant sur une route ou en train de réparer un toit. J’ai découvert moi aussi que parler à des inconnus peut être très gratifiant; on trouve de nombreux exemples de telles rencontres dans mes œuvres. Mon père était très habile de ses mains, et il m’a montré à me servir d’outils. Quand il n’a plus été en mesure de s’en servir lui-même, j’ai été très touchée qu’il me donne son coffre à outils.

Je suis également reconnaissante aux cheftaines quand j’étais guide. Nous allions avec elles en camping sauvage tous les étés, ainsi qu’à certains jamborees internationaux. Tout cela a joué un grand rôle dans ma vie.

L’occupation que j’aurais choisie (autre que les arts) :

Percussionniste (rock, tambour africain, garifuna ou taiko japonais), ou violoncelliste.

Mon loisir préféré (autre que les arts) :

Rouler lentement sur des routes secondaires tranquilles dans la campagne (n’importe où) en scooter. 

Mon artiste préféré :

J’aime surtout de nombreux genres, qui se recoupent de plein de façons : Arte Povera, art conceptuel, land art, art in situ, art environnemental et éco-art, esthétique relationnelle et art communautaire. Mon intérêt pour ces genres découle probablement du fait que je ne suis pas moi-même une artiste d’atelier.

Mon auteur(e) et musicien(ne)/compositeur(rice) préféré(e) :

La littérature a une telle importance pour moi que je ne saurais choisir un écrivain en particulier. Je lis beaucoup de poésie et de fiction contemporaines, particulièrement d’auteurs terre-neuviens. Je suis fascinée par l’imaginaire des romanciers, et par la capacité des poètes à condenser. J’accorde aussi autant d’importance aux essais, surtout ceux qui traitent de nature, d’écologie et de théorie du lieu. 

Mon compositeur préféré est, depuis 1973, Franz Schubert. Je m’en souviens précisément parce que j’étais en visite à Vienne et je me suis dit qu’il serait bien de rapporter un enregistrement de l’un des grands compositeurs de la ville. Mais quelle entreprise ! J’ai parcouru les innombrables disques dans un magasin, et choisi finalement à cause de la magnifique photographie à contre-jour du pianiste Wilhelm Kempff sur la pochette, un enregistrement de plusieurs sonates du compositeur. J’ai depuis acquis une imposante collection de pièces de toutes sortes de Schubert. Ses sonates au piano me bouleversent toujours autant. J’ai même essayé pendant des années d’apprendre à jouer ma préférée, la D960 en si bémol majeur, la dernière que Schubert ait composée peu avant sa mort, à même pas 32 ans. 

La couleur, la fleur et l’oiseau que je préfère :

Le blanc est ma couleur favorite, à cause de sa luminosité.

Il y a beaucoup de fleurs sauvages dans la parcelle de forêt boréale où j’habite. Il y en a plus de 45 sur la liste que je compile et elles me comblent toutes de bonheur quand elles poussent chaque année. Comme fleurs préférées, je choisirais le sabot de la vierge (une orchidée sauvage) et le rosier brillant, bien qu’elles soient roses et non blanches (étonnant, non ?). J’ai planté un jardin de fleurs uniquement blanches. 

Le bruant à gorge blanche est l’oiseau que je préfère, pour son chant surtout, transcris en français canadien par « Où es-tu Frédéric, Frédéric, Frédéric », en anglais canadien par « Sweet-Sweet-Canada-Canada-Canada » (alors que les Américains entendent « Old-Sam-Peabody-Peabody-Peabody »).

L’aliment et la boisson que je préfère :

Tout ce qui vient de mon potager, et surtout les salades. J’aime aussi les gros pétoncles juteux de Terre-Neuve, bien que je n’aie jamais réussi à les cuire comme il faut, à point. Je pense que tout ce qui est préparé par quelqu’un d’autre goûte meilleur, même une tasse de thé. Surtout une tasse de thé.

L’odeur et le son que je préfère :

Impossible de passer près d’un rosier brillant en fleurs sans que j’y mette le nez, particulièrement parce que chaque fleur ne reste ouverte que deux jours environ avant de perdre ses pétales. Mais heureusement, d’autres bourgeons éclosent tout au long de la saison.

J’aime les divers sons de la rivière Blast Hole Pond, qui traverse l’endroit où j’habite. J’ai écrit un poème à ce sujet, sur le fait d’avoir un vocabulaire très limité pour décrire la voix de la rivière en fonction des endroits et des saisons, par comparaison avec les transcriptions élaborées conçues pour les chants d’oiseaux.

L’objet que je préfère :

Pour son utilité : mon poêle à bois. Je fais brûler des arbres morts et des chablis de la forêt qui m’entoure pour chauffer la maison en hiver. Le transport à main depuis la forêt, le sciage, l’empilage et le transport dans la maison (ce que j’appelle l’« entreprise du bois ») constituent une partie de mes activités principales. L’un des avantages que j’en retire (à part l’exercice physique), c’est que je passe beaucoup de temps à l’extérieur dans cet endroit où je cherche maintenant mes sujets.

Pour le côté sentimental : un bougeoir en poterie vernissée qui appartenait à mon arrière-grand-mère, Tamar (Freake) Turner, originaire de Joe Batt’s Arm dans l’île Fogo. Sur un côté, il porte, visible à travers le vernis, l’inscription « Good courage breaks ill luck » [Le vrai courage vient à bout de la malchance] et sur l’autre, un dessin de cottage. C’est sans conteste un article de devise de la Watcombe Torquay Pottery, fabriqué dans le Devonshire. Ce bougeoir est revenu à ma grand-tante Jen, qui l’a donné à ma mère. Quand j’étais enfant, ma mère s’en servait à chaque panne d’électricité, et elle me l’a donné en 2005. J’aime penser, en raison du lieu où il a été fabriqué, que ce sont peut-être mes ancêtres maternels (originaires du Devon) qui l’ont apporté à Terre-Neuve quand ils se sont installés dans l’île Fogo (en passant, les parents de mon père venaient aussi d’Angleterre, tous deux de Londres, mais, nouveaux immigrants, ils se sont rencontrés à Montréal. Ils ne se seraient probablement jamais connus à Londres).

L’environnement ou le paysage que je préfère :

J’ai lu qu’il existe plusieurs grandes catégories de paysages, et que chaque personne a un penchant pour l’une d’elles, comme les montagnes, les littoraux, les déserts, la toundra, les prairies, les forêts et les jungles. Quand j’étais dans l’île de Baffin en 1985, je ne pouvais arrêter de regarder le sol. Chaque pas dans la toundra offrait un autre jeu de dédales colorés. Les superbes landes de Terre-Neuve constituent un environnement semblable. Et j’aime autant les littoraux que la forêt boréale. Une chose est certaine : je ne suis pas du type montagne. Les montagnes sont trop imposantes pour moi. Je préfère des environnements à plus petite échelle, vus de près. William Blake l’a dit tellement mieux : « To see a world in a grain of sand, and a heaven in a wild flower » [Voir un monde dans un grain de sable Et un paradis dans une fleur sauvage].

Le temps ou la saison que je préfère :

J’aime un vrai gros blizzard, quand les écoles sont fermées, les traversiers bloqués à quai par la tempête, la collecte des ordures retardée et même les autobus retirés de la route. C’est comme une journée-cadeau pour rester à la maison, faire chauffer le poêle à bois et écouter la radio de la CBC. Il existe un terme à Terre-Neuve pour décrire une telle chute de neige, qui gêne le travail habituel : une « devil’s blanket » [couverture du diable]. Nous pourrions, à mon avis, la qualifier de « duvet d’ange ».

L’expression, la formule, le proverbe ou le mot que je préfère :

Je trouve que de nombreux termes et expressions de la langue vernaculaire terre-neuvienne sont très poétiques. Ce dialecte est une source d’inspiration constante pour moi, en partie parce que certains de ces mots étaient sans doute utilisés par mes ancêtres d’ici, et aussi en raison de mon intérêt de longue date pour la relation entre langue et paysage. De nombreux termes locaux véhiculent une belle relation sonore avec cette terre. Par exemple, voici quelques termes pour désigner la glace, la neige et le temps hivernal : ballicatter, clumper, sishy ice, crudly snow, slottery snow, pummy, buckly ice, silver thaw, glitter storm, clinkerbells et ice-candles. Je travaille à un inventaire photographique pour illustrer ces mots et expressions (ma recherche m’a permis d’en trouver plus de 80), ainsi qu’à un poème vidéo sur l’hiver qui les met en valeur.

Selon certaines études récentes en linguistique, des corrélations existent entre facteurs géographiques et nature des sons du langage humain. J’avais l’intuition d’une telle réalité, mais je n’en avais encore jamais eu confirmation.

Ma bête noire :

Je n'aime pas entendre le mot dirt (qui, en anglais, a une connotation de saleté, de corruption et d’obscénité) quand on fait référence à l’élément dans lequel pousse la végétation sur notre planète, et dont il tire son nom. J’estime que seule la terre que l’on ramasse sur nos mains ou nos vêtements devrait être appelée ainsi. C’est un peu la même chose qu’avec les mauvaises herbes, ces plantes qui ont pour seul défaut de pousser au mauvais endroit. 

Je ne pense pas qu'en français le sol dans lequel tout pousse porte un nom équivalent à « saleté », donc il se peut que ce passage soit difficile à traduire. 

Ma meilleure qualité :

Ma capacité à ralentir et à prêter attention à ce qui m’entoure : observer, toucher, écouter, apprécier (mes œuvres ne sortent pas de mon imagination. Si je devais m’identifier à une tradition philosophique en particulier, ce serait la phénoménologie). Non seulement ce trait de caractère sert mon art, mais il rend aussi ma vie plus vive.

Mon pire défaut :

Ma lenteur.

Ma définition du bonheur :

Être libre. 

L’endroit où je désirerais vivre :

Ici, sur ces deux hectares et demi de forêt boréale traversés par une portion de la rivière Blast Hole Pond, sur l’île de Terre-Neuve. Un écrivain à qui l’on demandait d’imaginer quelle pourrait être une carrière idéale, ai-je lu dans un roman de Michael Ondaatje, « répondit qu’il aimerait être responsable d’une petite portion, peut-être quelque 200 mètres, d’une rivière ». Je pense que j’ai une carrière idéale.

Et quand je ne suis pas dans les bois, je suis baignée dans la richesse de la culture terre-neuvienne, de mes voisins, si charmants et dévoués, au centre-ville de St. John’s et sa vitalité en passant par les gens de la baie et leur convivialité.

Un souhait :

Que chacun se rende compte que la planète est notre patrimoine commun, et que la préservation de la nature doit supplanter la course au profit.

Ce que je veux faire avant de mourir :

Essayer de faire preuve jusqu’au bout de « vrai courage » face à toute « malchance ».

L’art pour moi, c’est :

De nouvelles façons de voir et de penser.

 

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