Musée et communauté : Prix du Gouverneur général en arts visuels 2022
![Jocelyn Robert, My Father and Me [Mon père et moi], 2019, épreuves au jet d’encre montées sur aluminium, piano,ordinateur, 28 moteurs, 8 haut-parleurs et amplificateurs](https://www.beaux-arts.ca/sites/default/files/styles/ngc_scale_1200/public/xhb_gov22_514.jpg?itok=LuNFZ_bd×tamp=1681839717)
Jocelyn Robert, My Father and Me [Mon père et moi], 2019, épreuves au jet d’encre montées sur aluminium, piano, ordinateur, 28 moteurs, 8 haut-parleurs et amplificateurs. Collection de l'artiste. © Jocelyn Robert Photo : MBAC
Depuis 1999, le Gouverneur général du Canada et le Conseil des arts du Canada soulignent les contributions exceptionnelles à la communauté artistique en décernant annuellement les Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques (#GGArts). Pendant vingt ans, le Musée des beaux-arts du Canada a présenté une exposition consacrée exclusivement aux œuvres de ces personnes lauréates. Toutefois, pour l’édition 2022, le Musée a choisi de proposer une approche muséale renouvelée. Dans un effort pour « perturber et déstabiliser les récits ancrés dans la collection [nationale] permanente », l'institution a invité les artistes à collaborer avec les commissaires pour choisir différents lieux dans le Musée afin d’établir un dialogue entre leur œuvre et la collection.
Disséminées dans les salles d’art autochtone et canadien, d’art contemporain, d’art européen ainsi que dans les espaces publics du Musée, les installations et interventions des artistes Carole Condé + Karl Beveridge, Pierre Bourgault, Moyra Frances Davey, David Ruben Piqtoukun, Jocelyn Robert, Monique Régimbald-Zeiber, de la joaillière et orfèvre Brigitte Clavette et du commissaire Gerald McMaster empruntent des voies inattendues pour créer des associations porteuses de sens.

Monique Régimbald-Zeiber, Après l’Europe : peinture lacérée, 1984–2022, acrylique sur toile. Collection de l’artiste. © Monique Régimbald-Zeiber Photo : MBAC
L’artiste québécoise Monique Régimbald-Zeiber a pris un chemin détourné pour arriver à son choix définitif. La commissaire Louise Déry explique qu’elle a toujours senti une urgence « d’assurer la diffusion d’un travail comme celui de Monique Régimbald-Zeiber, parce qu’il est féministe, parce qu’il aborde de larges espaces d’une pensée inclusive, parce qu’il s’adresse à des groupes "invisibilisés" par l’histoire, par la langue, par le pouvoir dominant ». L’artiste avait d’abord sélectionné Sœur St-Alphonse du portraitiste québécois Antoine Plamondon. Peint en 1841, ce portrait d’une jeune sœur est à la fois sobre et sensuel, et cette tension suscite une volonté de comprendre l’ambivalence exprimée par le visage du modèle. Les procédés et protocoles muséologiques orienteront toutefois finalement Régimbald-Zeiber dans une autre direction et l’inciteront à sélectionner l’artiste Agnes Martin.
Née en Saskatchewan au début des années 1900, Martin part étudier aux États-Unis où elle obtient la citoyenneté américaine et devient une importante représentante de l’expressionnisme abstrait. Pour Régimbald-Zeiber, son rapport avec l’œuvre de Martin n’est pas direct. Elle est plutôt l’aboutissement d’une exploration qui l’a toujours ramenée vers l’art et les écrits de Martin. Régimbald-Zeiber n’est pas toujours en accord avec Martin, mais elle est curieuse de ce que l’artiste éveille chez elle. Cette provocation engendre selon elle une dynamique créative qui agit sur certains aspects de sa pratique. « Agnes Martin est une des voix dans mon atelier », dit-elle. La présentation de trois sérigraphies de la série On a Clear Day [Par temps clair] (1973) de Martin aux côtés d’Après l’Europe : peinture lacérée (1984–2022) de Régimbald-Zeiber était donc tout indiquée. Ces estampes montrent diverses grilles constituées de rectangles. Leur petite échelle – chacune mesure 38 x 39 cm, offre un vif contraste avec les lanières de toile suspendues de la grande installation de Régimbald-Zeiber. On note aussi une opposition d’ordre conceptuel. Pour Martin, le format de l’estampe « supprime la physicalité du geste de l’artiste », alors que l’œuvre de Régimbald-Zeiber met en évidence les efforts physiques déployés par l’artiste pour mettre en lambeaux ses propres tableaux. L’artiste dit avoir amorcé cette démarche en 2013 après avoir décidé de ne plus acheter de matériaux neufs. Malgré leurs divergences, les deux femmes jouent toutes les deux avec la notion de contrainte. Martin déclare : « Quand je couvre la surface carrée de rectangles, le poids du carré s’allège, son pouvoir est anéanti. » Dans le cas de Régimbald-Zeiber, déchirer la toile pour ensuite la reconstituer est un acte subversif face à la domination des historiens masculins qui dictent le discours.

Groupe des étudiantes et étudiants de l'Université du Québec en Outaouais devant l'œuvre de Monique Régimbald-Zeiber, Après l’Europe : peinture lacérée, 1984–2022. © Monique Régimbald-Zeiber. Photo : Jessica Minier
Pour l’édition 2022, les interventions du Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques ont été enrichies d’un volet communautaire. Chaque artiste a eu l’occasion d’animer une séance éducative pendant la tenue de l’exposition. À ce jour, cinq de ces séances communautaires ont eu lieu. Des étudiants de maîtrise de l’Université du Québec en Outaouais ont ainsi pu assister à une conversation entre Régimbald-Zeiber et la commissaire Josée Drouin-Brisebois devant les œuvres. Dans cette installation d’Après l’Europe : peinture lacérée, chaque lanière était retenue par un seul clou, ce qui posait des défis sur le plan de la conservation. Les contributions apportées par les divers services du MBAC – depuis la sélection jusqu’à l’accrochage complexe – « sont devenues la matière présentée aux étudiants », précise Régimbald-Zeiber. Pour Mélanie Boucher, professeure à l’UQO, la rencontre « a permis au groupe de saisir dans ses moindres détails et dans son évolution la réflexion sous-jacente à l’installation d’une œuvre au musée ». Cet échange « restera un moment phare dans le parcours des personnes » qui y participaient.
David Ruben Piqtoukun, lui aussi lauréat d’un Prix, s’est associé à une école secondaire alternative pour jeunes Autochtones urbains d’Ottawa, proposant une classe de maître de sculpture sur pierre. L’école a été fondée pour accompagner les élèves autochtones éprouvant un sentiment d’isolement et de manque de repères dans les établissements municipaux plus importants. L’initiative, qui s’appuie sur des classes aux effectifs réduits et des programmes adaptés aux besoins de ces jeunes, crée une communauté enrichissante et un espace d’expérience culturelle valorisant pour celles et ceux à qui elle s’adresse. Le temps passé avec les élèves a été pour Piqtoukun l’occasion de revenir sur son propre cheminement de carrière, qui lui a permis de voyager très loin de son lieu de naissance, Paulatuuq, dans les Territoires du Nord-Ouest. Un représentant de l’école rapporte à quel point l’artiste a inspiré les élèves avec « des anecdotes sur son évolution le menant à devenir un artiste accompli, avec des séjours en Chine, en Afrique et autres endroits du monde intéressants ». Il s’est montré également « franc quant aux hauts et aux bas de sa carrière », soulignant que malgré les fragilités apparentes, tout le monde possède des qualités sur lesquelles bâtir.

David Ruben Piqtoukun, Dansant sur la lune, II, 2016, bronze. Acheté en 2020. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © David. Ruben Piqtoukun Photo : MBAC
Travailler la pierre pour parvenir à la forme aboutie que l’on avait conçue est une manière de concrétiser cette leçon de vie. « La meilleure chose à faire avec les élèves, c’est de partir du matériau », raconte Piqtoukun, évoquant la satisfaction ressentie en guidant ces jeunes dans le processus de sculpture et en les encourageant à se familiariser avec la matière première. « Étudiez la pierre, sa texture, ce qu’elle exprime. Laissez-la vous parler, comme elle l’a fait avec moi. » Déraciné de sa propre communauté à l’âge de cinq ans pour être placé dans un pensionnat autochtone, Piqtoukun a « vécu une perturbation profonde de son identité ». Dans la vingtaine, alors artiste en émergence, il a commencé à recueillir les récits traditionnels auprès des membres plus âgés de son entourage, histoires d’où vont jaillir des images dans son esprit, qu’il va ensuite façonner dans la pierre. Les thèmes des cheminements spirituels et de leur pouvoir transformateur sont rendus par des formes chamaniques et animales. Les cycles planétaires, comme l’orbite de la lune et ses impacts sur les rythmes humains, figurent également au cœur des œuvres de l’artiste. « Grâce à ces traditions orales, commente-t-il, mes racines inuit ont commencé à reprendre ancrage. »
S’il travaille principalement la pierre, Piqtouqun fait aussi appel au métal. Tôt dans sa carrière, un intérêt pour Rodin et ses techniques de moulage vont exercer une influence durable sur Piqtoukun, qui se rendra de nombreuses fois à Paris pour approfondir son étude de l’œuvre de l’artiste français. La sculpture choisie pour les interventions des GGArts, Dansant sur la lune II (2016), met à l’honneur le matériau souvent associé à Piqtouqun : le bronze qui, de prime abord ici, revêt l’apparence du roc. Les trois parties – une butte, un croissant de lune et une chamane – se combinent visuellement avec le socle, le sol et les briques en granit qui forment l’écrin du bassin d’eau de l’Atrium Famille Michael et Sonja Koerner. La composition, qui puise dans une tradition orale inuvialuit, « met en lumière les concepts de voyage spirituel et de créativité » et « exprime l’euphorie qu’on ressent quand on réussit quelque chose d’exceptionnel ». L’emplacement choisi pour Dansant sur la lune II de Piqtouqun est à proximité de Bridal Veil perdu (2015), sculpture de l’artiste anishinaabe Michael Belmore à l’effet de cascade sur le mur en granit. Les fleuves de Manhattan et leurs affluents sont gravés sur des feuilles de cuivre évoquant l’eau qui tombe, le titre faisant référence aux chutes du Voile de la mariée sur l’île Manitoulin. Le matériau, tout comme l’île, a une signification spirituelle particulière pour les Anishinaabeg. Belmore et Piqtoukun ont en commun une proximité avec la pierre, le territoire et la mythologie, et leurs sculptures ont déjà été présentées conjointement en 2005 lors de l’exposition Cornerstone à la Galerie 101 d’Ottawa. Les œuvres ont ici pour cadre le seul espace dans les salles où eau et ciel se rejoignent. La dynamique permet à la lumière (et à son absence) de marquer le passage du temps, rappel que le fait de parvenir à une destination connue d’avance n’exclut pas la possibilité d’une perspective nouvelle.
Trois interventions liées à l'exposiition 2022 Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques, organisée par le Musée des beaux-arts du Canada en collaboration avec le Conseil des arts du Canada, sont toujours présentées au Musée des beaux-arts du Canada: Gerald McMaster dans la salle A101a, David Ruben Piqtoukun dans l'Atrium Famille Michael et Sonja Koerner et Moyra Davey dans la salle B108. Voyez également les entrevues avec chacun des artistes. Partagez cet article et inscrivez-vous à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du Musée et pour tout savoir de l’art au Canada.