Déconstruire en lumière et en couleur : Kapwani Kiwanga, dans le cadre du Prix Sobey pour les arts 2018
La création artistique de Kiwanga commence presque toujours dans des archives. Tout comme d’autres créent à partir de peinture ou d’argile, cette artiste fonde sa pratique sur la recherche et utilise comme matière première les rayonnages de bibliothèques et collections de musées, déterrant dans leur contenu la mise en évidence d’histoires passées jusqu’à présent sous silence ou non encore explorées.
Elle articule ses découvertes au moyen de divers médias, dont des films documentaires, des sculptures, du matériel imprimé et des installations participatives. Kiwanga privilégie un certain format, celui de la conférence-performance dans laquelle elle anime une discussion en jouant le rôle d’une experte dans un domaine particulier. Dans la première série de ce genre, Afrogalactica, elle incarne une anthropologue qui, œuvrant des centaines d’années dans l’avenir, retrace les origines de civilisations spéculatives (c’est du moins l’impression qu’en a son auditoire contemporain) en remontant jusqu’aux philosophies, à l’esthétique et aux histoires de l’art de l’afrofuturisme du XXe siècle.
Elle est inspirée par des objets et des articles qui exposent à la vue les déséquilibres créés, ou maintenus, par les structures de pouvoir social, politique et économique qui organisent la société. Elle s’intéresse également aux artéfacts de ceux qui ont appris à contourner ces structures. Kiwanga attire notre attention sur les manières dont ces objets communiquent une continuité qui relie le passé, le présent et l’avenir : « Comment notre situation actuelle a débuté antérieurement et où cela nous mène-t-il, en quelque sorte ».
La pratique artistique de Kiwanga (érudite et rigoureuse, mais jamais inaccessible) lui a valu une reconnaissance nationale, ainsi qu’internationale. L’artiste, qui vit à Paris, est née à Hamilton en Ontario et a grandi non loin de là, à Brantford. Elle a été bénéficiaire de l’Armory Show Artist Commission en 2016, en plus de remporter le premier Frieze Artist Award. Ses œuvres ont été exposées au Centre Pompidou à Paris et au Hammer Museum à Los Angeles. Elle a également fait l’objet d’expositions individuelles à la Power Plant à Toronto et à l’Esker Foundation à Calgary, et certaines de ses réalisations figurent dans la collection du Musée des beaux-arts du Canada. Cette année, Kiwanga représente l’Ontario à titre de l’une des cinq finalistes du Prix Sobey pour les arts 2018.
Kiwanga explique qu’elle produit son art en travaillant sur des projets. Il s’agit d’ensembles d’œuvres de grande envergure inspirées par un même thème de recherche. Un de ces projets — un récent sujet d’étude et le projet que Kiwanga apporte à l’exposition Sobey — est une investigation concernant ce qu’on appelle l’« architecture disciplinaire », des formes architecturales qui influent sur le comportement humain dans les espaces publics. Elle se penche sur la façon dont les espaces sont conçus et contrôlés pour déterminer comment nous interagissons avec eux et déambulons à travers eux.
Dans son exposition de 2017 à la Power Plant, Kiwanga a examiné ce sujet dans son installation pink-blue [rose-bleu], en se concentrant avant tout sur la lumière et la couleur. Elle a peint une moitié de corridor (le plancher, les murs et le plafond) en rose « Baker-Miller », une couleur étudiée dans les années 1970 pour ses effets psychologiques et physiologiques, censés calmer les comportements agressifs. Plusieurs établissements de détention en ont pris note et ont peint leurs cellules carcérales de cette teinte « Pepto-Bismol » pour réduire les comportements violents. Dans la prison de la marine américaine à Seattle, où la couleur avait été mise à l’essai, il semblerait qu’elle ait réprimé l’hostilité. Cependant, dans des essais ailleurs, les incidents violents avaient augmenté. Dans une prison, les détenus avaient écaillé la peinture avec leurs ongles. La seconde partie du corridor est inondée d’un éclairage néon bleu, le type utilisé parfois dans les toilettes publiques pour dissuader la consommation de drogues injectables. Le néon est destiné à rendre difficile pour les consommateurs de drogue de trouver une veine. En réalité, cela ne les dissuade pas et ajoute à la dangerosité.
Une autre œuvre connexe, A primer [L’apprêt], présentée avec pink-blue, examine de la même façon l’usage institutionnel des couleurs pour exercer un contrôle sur certains espaces et certains corps qui s’y trouvent. Le rose « Baker-Miller » réapparaît dans la vidéo monocanal aux côtés de la peinture blanc Ripolin de Le Corbusier et du modernisme. (Selon la « loi du Ripolin », tous les murs devraient être peints en émail blanc pour faire ressortir les formes et encourager la « pureté intérieure ».) Y figurent également des tons beiges et olive de l’esthétique hospitalière, qu’on croyait favoriser le repos et la guérison des patients grâce à l’évocation de couleurs courantes dans la nature..
Le titre de l’exposition, A wall is just a wall [Un mur est simplement un mur], est une phrase tirée d’un poème d’Assata Shakur. Il suggère que de tels murs, bien que construits à des fins de contrôle, ne sont que des murs, et qu’ils peuvent en conséquence être démolis et détruits. « Devenir conscients de ces murs, le fait de les reconnaître est la première étape, dit Kiwanga. Je parle des véritables architectures — murs, etc. —, il y a également ce lien très évident à l’architecture sociale. Je me demande : comment sommes-nous arrivés ici? C’est très facile de voir, quand on commence à regarder leur histoire, les façons très concrètes — que ce soient les murs et les couleurs dans lesquelles ils sont peints, ou les politiques — selon lesquelles ces asymétries sont créées et maintenues. Par de petites façons de penser, d’observer et d’être, j’ose espérer que nous pourrons apprendre à décoloniser ce qui a déjà été colonisé en nous-mêmes, mais également dans nos communautés et sociétés. »
L’installation Shady [À l’ombre], commandée pour le Frieze New York de 2018, a été fabriquée avec du voile d’ombrage coloré fixé à l’intérieur de cadres métalliques industriels assemblés en une cloison verticale. Kiwanga a été inspirée par ses pérégrinations dans le comté de Haldimand en Ontario, une région qui connaît depuis longtemps des tensions entre les Six Nations et les résidents des communautés avoisinantes à propos de l’utilisation des terres et des droits de propriété. L’artiste a observé de vastes étendues de toile d’ombrage recouvrant les champs où on cultive le ginseng. « Nous avons là la culture d’une plante considérée comme « étrangère », importée et protégée par des voilages d’ombrage, qui ne pourrait autrement être exploitée à une telle échelle dans un environnement où elle ne pousserait sans doute pas. » Kiwanga observe que cela fait écho au genre d’activités coloniales du passé, ce qui suggère que ces pratiques relèvent plus du processus continu et évolutif que du vestige ou de la résurgence d’une vieille tradition.
Néanmoins, cela ne revient pas à dire que nous sommes piégés ou condamnés par l’histoire. Kiwanga a lacéré des ouvertures dans Shady pour laisser passer les spectateurs à travers la cloison dans le but de souligner sa pénétrabilité et sa porosité. Pour elle, de tels murs ne doivent pas définir ceux qu’ils bloquent, car ils peuvent être percés.
Kapwani Kiwanga est l’une des cinq finalistes du Prix Sobey pour les arts de cette année. Ses œuvres seront présentées lors de l’Exposition du Prix Sobey pour les arts au Musée des beaux-arts du Canada du 3 octobre 2018 jusqu'au 10 février 10, 2019. Le nom du lauréat ou de la lauréate sera annoncé(e) le 14 novembre. Pour partager cet article, veuillez cliquer sur la flèche en haut à droite de la page. N’oubliez pas de vous abonner à nos infolettres pour connaître les dernières informations et en savoir davantage sur l’art au Canada.