
Stephanie Comilang Photo : Leroy Schultz
Entrevue avec Stephanie Comilang, lauréate du Prix Sobey pour les arts 2019
L’artiste philippino-canadienne Stephanie Comilang, qui partage sa pratique entre Toronto et Berlin, explore les questions d’assimilation, de migration, de mobilité et de travail dans ses œuvres expérimentales, basées sur le documentaire. Diplômée de l’École d'art et de design de l'Ontario, Comilang a présenté son travail à travers le monde, notamment lors du Festival international du film de Rotterdam, à l’Asia Art Archive in America (New York), à la SALTS Basel, à la UCLA et dans le cadre de la triennale GHOST:2561 Bangkok Video and Performance Art.
Plus récemment, la femme de 39 ans qui représentait l’Ontario a été choisie comme lauréate du Prix Sobey pour les arts 2019. Dans son annonce, le jury affirme avoir été « impressionné par sa démarche ambitieuse qui révèle avec complexité ce que nous avons perdu dans la colonisation ».
Dans cette entrevue avec Magazine MBAC, Comilang raconte son parcours dans le monde de l’art et fait part des récits qu’elle cherche à creuser dans ses œuvres de science-fiction fascinantes.

Stephanie Comilang, Yesterday, In The Years 1886 and 2017, 2017, installation vidéo à deux canaux (9 min 49 s); dimensions variables. Vue d’installation de l’exposition Prix Sobey pour les arts, Musée des beaux-arts de l’Alberta, Edmonton, 2019. © Stephanie Comilang, avec l’autorisation de l’artiste. Photo : Leroy Schultz
Magazine MBAC : À quand remonte votre intérêt pour les arts? Comment s’est-il manifesté?
Stephanie Comilang : Quand j’étais jeune, j’avais les mêmes intérêts que tous les enfants de mon âge – la télévision et la culture et la musique populaires.
Vers 16 ou 17 ans, j’ai trouvé dans le sous-sol chez mes parents un exemplaire VHS de Perfumed Nightmare (1997) de Kidlat Tahimik. Tahimik est le parrain du cinéma indépendant aux Philippines, et il est allé à l’école avec mon père. Ils sont originaires de la même ville, Baguio, qui est une ancienne base militaire américaine. Dans le film, Tahimik traite de son enfance dans cette petite ville et de son obsession pour la NASA et l’espace. À ce moment de ma vie, je n’avais jamais vu un film du genre, ni quelqu’un qui, comme Tahimik, abordait l’art de cette façon. C’était quelque chose que je pouvais admirer, à laquelle je pouvais m’identifier, et ça a établi un précédent pour mes propres possibilités.
MMBAC : Comment avez-vous canalisé cette inspiration dans la réalisation de vos propres films?
SC : Je me suis inscrite à une école d’art et, après avoir obtenu mon diplôme, j’ai commencé à faire des tournées avec un musicien et réaliser des vidéoclips. C’est alors que j’ai fait mon premier documentaire, Children of the King, qui portait sur les enfants d’imitateurs d’Elvis et leurs expériences de vie (mon père est un de ces imitateurs). Je me suis concentrée sur des pays en Asie où sa notoriété était la plus forte, la Thaïlande, le Japon et les Philippines, qui comptent apparemment le plus grand nombre d’imitateurs d’Elvis par habitant. Le film qui en a découlé portait sur l’impérialisme américain et les relations familiales.
MMBAC : Vous avez dit que votre œuvre est ancrée dans le concept du chez-soi. Qu’est-ce que cela signifie pour vous? Comment ce concept se manifeste-t-il dans votre travail?
SC : Mes parents ont immigré au Canada depuis les Philippines dans les années 1970 à la suite de troubles politiques résultant de la dictature de Ferdinand Marcos. J’ai grandi dans un environnement où le chez-soi avait une signification et le monde extérieur, une autre. Ces idées se transformaient dans mon esprit, et le concept de « chez-soi » a fini par être l’objet constant de mes pensées lorsque j’étais enfant, adolescente, et aujourd’hui, en tant qu’artiste.
Pour moi, l’art doit être vraiment personnel, et le chez-soi est le seul endroit à partir duquel je peux m’exprimer en tant qu’artiste. Les choses autour desquelles je gravite naturellement sont des notions entourant la diaspora et la migration, et la façon dont les immigrants et les migrants créent des espaces pour eux-mêmes.

Stephanie Comilang, Lumapit Sa Akin, Paraiso (Come to Me, Paradise), 2016, vidéo à trois canaux HD couleur et son (25 min 44 s), carton; dimensions variables. Vue d’installation de l’exposition Prix Sobey pour les arts, Musée des beaux-arts de l’Alberta, Edmonton, 2019. © Stephanie Comilang, avec l’autorisation de l’artiste. Photo : Leroy Schultz
MMBAC : L’an dernier, deux de vos pièces ont été présentées lors d’une exposition collective tenue au Musée des beaux-arts de l’Alberta dans le cadre du Prix Sobey pour les arts 2019. Pouvez-vous m’en parler?
SC : Les deux œuvres font partie d’une trilogie et mettent en scène le personnage de Paraiso, ou « Paradis », un fantôme ou un esprit joué par un drone. Paraíso fait la narration dans les deux pièces et veille sur les autres personnages dans les films. Le premier, Lumapit Sa Akin, Paraiso (Come to Me Paradise), est un documentaire de science-fiction centré sur trois travailleurs migrants à Hong Kong. Le deuxième, Yesterday in the Years 1886 & 2017, porte sur deux migrants philippins ayant vécu à Berlin, l’un en 1886 et l’autre en 2017.
MMBAC : Pourquoi avez-vous été encline à utiliser un drone, Paraiso, auquel vous avez donné la voix de votre mère?
SC : Les drones sont utilisés généralement pour la surveillance militaire et la guerre. Je voulais renverser cet état de fait et donner au drone des qualités humaines, féminines, à travers son mouvement et sa voix, ce qui a comme résultat que le spectateur regarde toujours le monde depuis la perspective du drone. Je voulais également être capable de commander le travail de la caméra moi-même, sans devoir engager d’intermédiaire. Au départ, je n’étais pas certaine de la voix à donner au drone. J’habite à Berlin à temps partiel et ma mère vit à Toronto. Un jour que celle-ci m’aidait à traduire sur Skype, j’ai eu un déclic – il était logique que sa voix devienne celle de Paraiso.
MMBAC : Quelle est la suite pour vous?
SC : Je travaille actuellement à une grande exposition en collaboration au MacKenzie Art Gallery en Saskatchewan avec mon conjoint, Simon Speiser, basée sur des idées précoloniales à propos de chamanisme féminin aux Philippines et en Équateur, dont nous sommes respectivement originaires. Nous faisons appel à la RV, à l’installation vidéo et à la sculpture, et ferons notre deuxième voyage aux Philippines et en Équateur cette année. Ça me passionne vraiment. L’exposition commence en mai 2020
L’appel de candidatures pour l’édition 2020 du Prix Sobey pour les arts était annoncé le 29 janvier 2020. Prix Sobey pour les arts 2019, administrée conjointement par le Musée des beaux-arts du Canada et la Fondation Sobey pour les arts, était présenté à l'Art Gallery of Alberta. L'exposition de Stephanie Comilang à la McKenzie Art Gallery à Regina ouvre en mai 2020. Partagez cet article et n’oubliez pas de vous abonner à nos infolettres pour connaître les dernières informations et en savoir davantage sur l’art au Canada.