L’empreinte de la technologie sur le psychisme contemporain : Jon Rafman et le Prix Sobey pour les arts 2018
En quoi Internet a-t-il influé sur la conscience humaine? De quelles manières cette ressource de connectivité planétaire a-t-elle modifié et redéfini le comportement social? Quel type de pression a-t-elle exercé sur nos politiques? Voilà quelques-unes des questions qui sous-tendent le processus créatif de Jon Rafman.
Depuis l’époque des « clubs de surf » du milieu des années 2000, quand des aventuriers du Web autoproclamés cherchaient, documentaient et s'échangeaient des perles exotiques Internet éphémères, Rafman s’est donné pour mission d’observer et de décrire les façons dont il voit l’Internet reformater l’expérience humaine. Il évite les grands marchés, les Facebook et Instagram, qu’il compare aux grands travaux de transformation menés au XIXe siècle par Georges Eugène Haussmann à Paris, caractérisés par la démolition de rues médiévales au profit de grands boulevards faciles à utiliser… et à contrôler. Il parcourt plutôt les coins plus éloignés et plus sombres du Web, terrains de jeu des sous-cultures osées, des groupes maniaques et des fanatiques. L’aliénation est un thème récurrent dans son œuvre. Il cherche à savoir comment la technologie l’atténue ou au contraire la maximise.
Le produit de ses expéditions est échantillonné et remixé dans des installations vidéo, des photographies, des sculptures et des expériences de réalité virtuelle, qui connaissent un franc succès ici comme à l’étranger. Rafman est l’une des étoiles de l’heure post-Internet, et on trouve ses créations dans les collections du Musée des beaux-arts de Montréal, du Getty Trust et de la Saatchi Collection. Cette année, à 36 ans, l’artiste montréalais représente le Québec parmi les cinq finalistes du Prix Sobey pour les arts.
Il existe une séparation entre le monde physique et les mondes virtuels qui s’affichent sur nos écrans, un cloisonnement que Rafman s’emploie à faire sauter. Il veut que le public ressente l’Internet. Ses vidéos immersives comme Mainsqueeze [Pression principale] et Still Life (Betamale) [Nature morte (mâle bêta)] ont été présentées, par exemple, dans un meuble-classeur façonné dans un poste de pilotage dans lequel les visiteurs s’entassaient, ou sur un écran fixé sur la partie inférieure d’une chaise de massage portative, ou encore depuis un viseur sculptural surplombant directement un lit d’eau à la manière de quelque horrible appareil d’IRM bricolé. Le spectateur est placé dans un état de vulnérabilité. L’effet de caisson provoque des réactions physiques, « allant de la claustrophobie à la relaxation totale », précise l’artiste, qui se répercutent dans le contenu des vidéos.
Son travail en réalité virtuelle joue de la même manière sur l’immersion. Sur le balcon d’un hôtel au cours du NADA Miami en 2014, pour la pièce intitulée Junior Suite [Suite junior], Rafman demande aux spectateurs de porter un casque qui les plonge dans une recréation simulée du même balcon d’hôtel. Ils peuvent sentir la brise et entendre les vagues se briser sur la plage à proximité. En se retournant vers l’intérieur, ils voient la pièce par laquelle ils sont entrés. Le Balafré joue à la télé. Ils peuvent étendre le bras et atteindre la balustrade. Là, devant leurs yeux, le bâtiment se désagrège, tombant en poussière autour d’eux.
Dans Sculpture Garden [Jardin de sculptures], présenté initialement à la Zabludowicz Collection à Londres, le public entre dans le jardin en question en naviguant d’abord dans un véritable labyrinthe végétal jusqu’à l’Oculus Rift disposé en son centre. Les culs-de-sac du labyrinthe sont balisés par des sculptures monumentales en marbre, en silicone et en cuivre, qui annoncent ce que le public verra une fois entré dans le paysage virtuel. L’artiste a hâte, de son propre aveu, d'aborder de futurs projets qui jouent avec la réalité augmentée (RA), dans lesquels les interventions numériques peuvent venir se superposer à l’espace réel et où le spectateur n’a donc pas besoin d’« avoir les yeux bandés » par des lunettes ou casques maladroits. Là, numérique et physique peuvent se fondre, jusqu’à un certain point.
Par le passé, Rafman a déjà qualifié ses installations vidéo de « caves d’un troll ». Elles imitent et exagèrent les espaces sur mesure faits maison imaginés par celles et ceux qui souhaitent passer l’essentiel de leur temps dans un univers virtuel; certains des mêmes personnages que l’on croise dans le contenu original (les vidéos et mèmes) formant les œuvres de Rafman. Le « troll d’Internet », que l’on peut définir pour l’essentiel comme masculin, sous-employé et marginalisé sur le plan politique, est sans doute le principal sujet de l’artiste. Et il semble que, en explorant ce qu’il perçoit comme la détresse de ce dernier, il ait senti la montée d’un pouvoir occulte. Certains de ces personnages ont tout récemment acquis une influence politique considérable en se réunissant pour exprimer leur ressentiment et leur xénophobie, acteurs bien actifs de la droite alternative. Rafman soutient qu’il est impératif d’étudier et de comprendre leur aliénation, de peur qu’ils ne deviennent une sorte de force étrangère insondable vouée uniquement à punir la société pour leur exclusion.
L’œuvre qu’il présente dans le cadre de l’exposition du Prix Sobey pour les arts est une installation vidéo intitulée Poor Magic [Pauvre magie]. Depuis des sièges en forme d’organe dont le matériau rappelle la chair brûlée, les spectateurs regardent des simulations générées par ordinateur de foules brutalisées, le tout orchestré par un manipulateur invisible: de gens projetés tête la première dans un mur ou dirigés vers une falaise ou encore renversés par une poutre qui pivote. Il s’agit d’un bref récit inspiré par une vision populaire dystopique, explique Rafman, « où l’humanité a totalement été téléchargée et où une intelligence supérieure extérieure a pris le contrôle de nos consciences ». « Nous ne pouvons mourir, nous avons essayé », affirme le narrateur. Même si le langage peut sembler avoir été modernisé, il s’agit ni plus ni moins d’une évocation classique de l’enfer. « Nos cauchemars dystopiques reflètent quelque chose du temps présent, commente Rafman, que ce soit l’autoritarisme de 1984 ou la guerre atomique ». La technologie de connectivité est devenue tellement omniprésente et puissante, semble nous dire Poor Magic, que nos démons et souffrances actuels ont bien des fois les traits d’une présence étrangère et anonyme.
Accalmie dans cette plongée dans l’angoisse, depuis 2015, Rafman consigne et anime ses rêves. Dream Journals [Journaux de rêves] est une série en cours dans laquelle l’artiste écrit ses rêves nocturnes, imagine des associations libres à partir d’eux puis envoie les textes à un groupe pratiquant l’animation à titre amateur; ses membres transforment le récit en de courts segments cinématographiques en trois dimensions. Rafman raccorde ensuite ensemble les différents épisodes dans une épopée homérique où l’on suit son alter ego, Raver Girl, dans cet univers onirique. L’artiste y voit un moyen d’explorer la navigation sur Internet dans une forme narrative. Raver Girl tire tous azimuts dans le multivers, inconsciente de ce qui se cache derrière le portail suivant, de la même manière que nous cliquons sur des hyperliens, ouvrons des onglets ou passons d’une fenêtre à l’autre.
C’est aussi un récit édifiant, pense Rafman, « des effets de la dépendance à Internet sur mon inconscient ». Véritable témoignage de la manière dont son esprit a traité tous ces clics, c’est un document qui montre comment l’Internet l’a refaçonné.
Jon Rafman est l’un des cinq finalistes du Prix Sobey pour les arts de cette année. Ses œuvres seront présentées lors de l’Exposition du Prix Sobey pour les arts au Musée des beaux-arts du Canada du 3 octobre 2018 jusqu'au 10 février 10, 2019. Le nom du lauréat ou de la lauréate sera annoncé(e) le 14 novembre. Pour partager cet article, veuillez cliquer sur la flèche en haut à droite de la page. N’oubliez pas de vous abonner à nos infolettres pour connaître les dernières informations et en savoir davantage sur l’art au Canada.