Récits continuels : Jordan Bennett et le Prix Sobey pour les arts 2018
Il est peut-être difficile de voler la vedette aux créations vertigineuses du célèbre architecte espagnol Santiago Calatrava, mais dans cet atrium aux allures de cathédrale qu’il a conçu pour Brookfield Place à Toronto, l’artiste micmac Jordan Bennett a accroché la galaxie tout entière.
Pendant un mois cet été, une double hélice faite de deux bannières à motifs en soie et polyester de 38,7 mètres était suspendue au plafond. Des étoiles en aluminium réfléchissant étaient regroupées autour d’elle. Les passants coincés dans leurs déplacements automatiques le long du couloir en direction du bureau, de la gare de train ou du centre commercial souterrain ont ouvert les yeux et levé la tête. Ils se sont arrêtés pour s’émerveiller.
Pour cette œuvre, intitulée Tepkik, l’artiste, basé à Terence Bay et originaire de Stephenville Crossing, à Ktaqamkuk (Terre-Neuve), s’est inspiré de pétroglyphes micmacs, d’anciennes gravures dans la pierre trouvées dans la région du parc national Kejimkujik. Et surtout celle qui représente la Voie lactée, précise-t-il. C’est d’elle que la pièce tire sa forme. L’artiste a insufflé dans les bannières la mythologie ancestrale, « des récits des six mondes, explique-t-il, le monde du ciel, le monde de l’eau... »
Bennett adapte souvent les motifs du tressage ancestral en piquants de porc-épic, agrandissant à la taille d’un mur entier un élément qui pourrait décorer le couvercle d’une petite boîte en écorce de bouleau. Cette pratique a commencé avec ses peintures. Violets et fuchsia, les couleurs semblent jaillir – et elles sont pour le moins contemporaines. Elles ressemblent aux teintes des peintures en aérosol Krylon caractéristiques des graffitis. Ce sont toutefois les couleurs traditionnelles des œuvres en piquants de porc-épic et des tenues cérémonielles micmaques.
Alors que le matériau des bannières, qui ressemble au tissu des drapeaux, oriente l’esprit du spectateur vers des concepts de nation, les étoiles en aluminium réfléchissant rappellent les panneaux de signalisation des autoroutes. « C’est un moyen d’insister sur le fait que ce sont nos récits, ce sont nos lois, c’est la façon dont on pense le monde », dit Bennett. Il s’agit par ce geste de récupérer l’autorité et de donner ce pouvoir à ces récits.
Dans sa pratique, Bennett juge important d’honorer le travail des artistes qui l’ont précédé. Mais il fait plus que cela, affirme-t-il, il essaie de mener le récit plus loin. « Nos histoires sont entièrement différentes de ce qu’elles étaient il y a 200 ou 300 ans. » L’une des questions principales qui animent ses créations est : « Comment racontons-nous ces histoires à l’aide de tels symboles? » Et « Quels sont les nouveaux symboles que nous inventons? »
Au cours de la dernière décennie, le travail pluridisciplinaire de Bennet a figuré dans plus de 75 expositions collectives et individuelles, dont des présentations au National Museum of the American Indian à New York, à l’IAIA Museum of Contemporary Native Arts à Santa Fe et au Musée d’art contemporain de Montréal. Au nombre de l’un de cinq finalistes au Prix Sobey pour les arts au Musée des beaux-arts du Canada, l’artiste de 31 ans représente la région Atlantique.
Les appartenances culturelles sont au cœur du travail de Jordan Bennett, qui évoque une vénération particulière pour la connaissance qu’elles portent en elles. Il utilise le terme « visiter » les objets plutôt que de les « voir » ou de les « observer ». Il est d’avis que plus longtemps on visite une pièce, une personne ou un lieu, plus on en apprend à leur sujet, et plus on en apprend à propos de soi-même.
Son installation de 2014, Pêche blanche, vue pour la première fois à la Trinity Square Video à Toronto et montrée lors de la 56e Biennale de Venise, porte principalement sur la visite. C’est l’œuvre que Bennett présente lors de l’exposition du Prix Sobey pour les arts. Les spectateurs entrent dans l’espace à travers une cabane de pêche construite par l’artiste et son père. Le sol à l’intérieur est ponctué de trous de pêche, comme si ceux-ci avaient été creusés à la tarière dans le plancher du musée. Les visiteurs sont invités à s’asseoir sur l’un des seaux renversés qui entourent les trous et à regarder la canne dont la ligne descend dans les profondeurs de l’eau (illusion créée par des écrans montés à l’intérieur des sculptures de trous). Une vidéo d’un vaste paysage enneigé à proximité de la maison de Bennett est projetée sur le mur d’en face. Elle commence par temps clair, et elle est suivie d’une tempête. L’artiste a préparé la scène pour le type de contemplation habituellement entraîné par l’activité. Les cannes sont automatisées, de sorte qu’elles penchent d’un coup sec, une fois de temps en temps, comme si un poisson était accroché à l’hameçon. L’artiste essayait de recréer une sensation particulière, confie-t-il, « la joie et l’excitation quand vous voyez un poisson sortir du trou ». La tension est créée par l’attente.
Une œuvre récente réalisée au National Museum of the American Indian de la Smithsonian Institution, intitulée Aosamia’jij, a commencé par une recherche dans les archives du musée avec les mots clés « Mi’kmaque » et « Newfoundland ». Bennett a trouvé une série de photographies prises dans les années 1930 par l’anthropologue de la Nouvelle-Angleterre Frederick Johnson, mettant en scène Joe « Amite » Jeddore, membre de la communauté micmaque de Conne River. On y voit la méthode pour pêcher le saumon, ainsi que d’autres connaissances essentielles à la vie dans la nature. Reconnaissant le nom, Bennett a posé des questions à propos d’« Amite » à son ami John Nicholas Jeddore, aussi originaire de Conne River. Le jeune Jeddore a dit qu’il s’agissait de son grand-grand-grand-oncle. Jeddore a accompagné Bennett et ils sont retournés aux endroits photographiés dans la série d’origine; l’artiste a fait des enregistrements de chacun des lieux, histoire de retrouver la scène près d’un siècle plus tard. Le site où s’élevait la maison d’Amite est aujourd’hui au milieu de la municipalité, au cœur de la réserve de la Première nation Miawpukek, et le son des voitures, des quads et des personnes passant à proximité est gravé dans la bande sonore. « À l’époque, l’anthropologie servait généralement à garder une trace de ces peuples qui vivaient sur place depuis longtemps, mais qui n’allaient pas y être à jamais », rappelle Bennett.
Utilisant une technique de tissage qui a été enseignée à sa femme Amy et à lui-même par la grand-mère et la grand-tante de l’artiste Ursula Johnson, Bennett a réalisé des grilles de haut-parleurs à partir de paniers en languettes de frêne. Il a accroché les photographies originales à un mur et disposé les haut-parleurs dans une enceinte en face, faisant baigner les images dans les sons actuels de Conne River. Animant le fonds d’archives inerte, à l’instar de nombreuses autres de ses œuvres, Bennett fait le portrait d’une communauté qui se souvient et qui grandit.
Ainsi va la dimension essentielle de la pratique artistique de Bennett : les histoires qui l’intéressent ne cessent pas d’évoluer une fois entrées dans les collections de musées ou placées derrière une vitrine. Elles se poursuivent aujourd’hui – et de nombreux nouveaux récits restent à raconter.
Jordan Bennett est l’un des cinq finalistes du Prix Sobey pour les arts de cette année. Ses œuvres seront présentées lors de l’Exposition du Prix Sobey pour les arts au Musée des beaux-arts du Canada du 3 octobre 2018 jusqu'au 10 février 10, 2019. Le nom du lauréat ou de la lauréate sera annoncé(e) le 14 novembre. Pour partager cet article, veuillez cliquer sur la flèche en haut à droite de la page. N’oubliez pas de vous abonner à nos infolettres pour connaître les dernières informations et en savoir davantage sur l’art au Canada.