Joi T. Arcand, ᓂᓄᐦᑌ ᓀᐦᐃᔭᐘᐣ (nitohte nehiyawan), 2017. Enseigne néon , 45.72  x 426.72 x 25.4 cm. Collection de Winnipeg Art Gallery. © Joi T. Arcand  Photo : Scott Benesiinaabandan

Réflexions sur la langue : Joi T. Arcand au Prix Sobey pour les arts 2018

Dans la photographie de Joi T. Arcand, des enfants pédalent sur le trottoir, des autobus font la file pour laisser monter leurs passagers et des voisins discutent sur le perron d’un bâtiment. Dans ces images, des mauvaises herbes envahissent lentement le terrain d’un garage automobile et l’unifolié flotte sur le toit d’un hôtel de ville. Pour sa série Here On Future Earth [Ici sur la Terre du futur], l’artiste a saisi de telles scènes du quotidien à Saskatoon, North Battleford et Prince Albert, mais celles-ci auraient pu être prises un peu partout au Canada. Dans ces images en apparence banale, l’inattendu ne peut que sauter aux yeux. La signalisation – enseignes, bannières et autres autocollants pour fenêtres annonçant un hôtel ou une boulangerie qui tapissent nos rues – est présente dans chacune de ces images, mais au lieu d’être en français ou en anglais, elle est en écriture crie.

Joi T. Arcand, Amber Motors, séries Here On Future Earth (installation sur panneau), 2009. Epreuve au jet d’encre, 426.72 x 1524 cm. Collection of Saskatchewan Arts Board ©Joi T. Arcand

 

Arcand décrit ces photographies non pas comme un imaginaire autochtone futuriste, mais plutôt comme des scènes d’un « présent alternatif ». C’est un exercice visant à représenter « ce à quoi le monde pourrait ressembler », dit-elle. Si elle avait déjà intégré des éléments textuels à son œuvre photographique, cette série créée en 2009 est la première où elle explore la langue crie écrite. La visibilité des cultures des Premières Nations dans l’espace public et la revitalisation des langues autochtones occupent depuis une place centrale dans sa démarche artistique, incorporée à des œuvres qui se déclinent en de multiples techniques et qui ont été présentées au Musée des beaux-arts de Winnipeg, à la Walter Phillips Gallery du Banff Centre et à la SBC Galerie d’art contemporain à Montréal. L’artiste, qui vit à Ottawa, est originaire de la Nation crie de Muskeg Lake, en Saskatchewan (Traité no 6), et représente les Prairies et le Nord comme finaliste du Prix Sobey pour les arts 2018.

Joi T. Arcand, oskinikiskwewak 1, 2012. Epreuve au jet d’encre, 91.44 cm x 121.92 cm. Gracieuseté de l'artiste. © Joi T. Arcand  Photo Credit : David Barbour

 

Arcand a appris le cri dès l’enfance. Elle a grandi dans une famille où cette langue était parlée et a suivi des cours de cri à l’école. Elle poursuit cet apprentissage aujourd’hui et a eu de nombreux professeurs, dont Darryl Chamakese, qui l’aide souvent pour les traductions dans ses œuvres. Le cri n’est pas une langue morte : d’après les données récentes du recensement compilées par Statistique Canada, elle est classée comme langue autochtone « viable » (par opposition à « menacée »), avec plus ou moins 100 000 locuteurs à travers le pays. Arcand est en contact avec le cri tous les jours, dit-elle, juste à travers son flux Facebook. Mais dans sa famille, la maîtrise de la langue s’arrête à sa grand-mère, celle qui la parle avec le plus de facilité. « Il incombe vraiment à ma génération de la perpétuer dans la famille, confie-t-elle. Je le vois comme une responsabilité ».    

Joi T. Arcand, I Read It In The Star!, la série Here On Future Earth, 2009. Epreuve au jet d’encre, 50.8 cm x 66 cm. Gracieuseté de l'artiste. © Joi T. Arcand

Here on Future Earth, dans cette perspective, peut être vue comme un projet porteur d’espoir, envisageant l’épanouissement de la langue et de la culture malgré des siècles de tentatives d’élimination du fait du colonialisme. Arcand a mené ce projet il y a près de dix ans, toutefois, et son état d’esprit a évolué. « Si je devais le refaire aujourd’hui, il serait très différent, avoue-t-elle. Je crois que je supprimerais la plupart des bâtiments. Cela ne serait pas aussi enjoué. » Les photos ont les coins arrondis et semblent avoir été prises sur pellicule Kodachrome d’époque ou avec une autre technologie semblable disparue. Tout en renvoyant à l’avenir et à un présent alternatif, elles évoquent également le passé. « Un autre aspect de mon travail est de jouer avec les idées de nostalgie et de leur signification pour les peuples autochtones, explique-t-elle. Je me pose souvent la question : quand le bon vieux temps a-t-il existé? »

Joi T. Arcand, ᓇᒨᔭ ᓂᑎᑌᐧᐃᐧᓇ ᓂᑕᔮᐣ (namoya nititwewina nitayan), 2017. Enseigne DEL, 195.58 x 248.92 x 25.4 cm. Collection de theWalter Phillips Gallery, Banff Centre for Arts and Creativity. © Joi T. Arcand  Photo Credit: Don Lee

 

En 2016, la campagne de signalisation entamée avec Here on Future Earth fait le saut du cadre photographique vers le monde réel. Une enseigne lumineuse installée à l’extérieur de la Walter Phillips Gallery à Banff est l’une des premières réalisées. Des lettres profilées à éclairage DEL fixées sur le portique de la galerie proclament : «ᓇᒨᔭ ᓂᑎᑌᐧᐃᐧᓇ ᓂᑕᔮᐣ », ce qui signifie « je ne possède pas mes mots » en cri des plaines. Plutôt que de dupliquer des enseignes existantes, elle souhaite maintenant accrocher à leur place ses réflexions sur la langue. « Je ne possède pas mes mots », par exemple, exprime sa frustration de ne pouvoir parler la langue de ses ancêtres, tout en « sachant aussi que la langue est là quelque part ». Des installations similaires de différentes phrases au DEL et au néon, parties intégrantes de sa série Wayfinding [Orientation] ont été présentées à Montréal, Ottawa et Winnipeg. Elle explique qu’à un moment en 2017, elles ont toutes été allumées en même temps, traversant le pays et « se répondant les unes aux autres » .

La technique de travail avec la lumière rend hypervisible ce qui était historiquement relégué au second plan dans la culture dominante. Arcand le constate sans détour : en sillonnant les villes et regardant toutes les enseignes, elle n’en a jamais vu une en cri. Elle trouve aussi fascinant de prendre ces pensées éminemment personnelles (« du genre qui auraient leur place dans un journal ou un carnet intime) et de les faire jaillir sur un mur en lettres néon éclatantes et géantes.

Joi T. Arcand,ᐁᑳᐏᔭᐋᑲᔮᓰᒧ (ekawiya akayasimo), 2017. Vinyl métallique, dimensions variables, installation à Winnipeg Art Gallery. Collection de l'artiste. ©Joi T. Arcand  Photo Credit: Scott Benesiinaabandan

 

Lors de l’exposition Insurgence/Resurgence au Musée des beaux-arts de Winnipeg (WAG), les commissaires ont invité des artistes autochtones à investir les salles du musée à leur manière. Pour sa contribution, Arcand a installé des inscriptions en cri en vinyle doré taillé sur mesure sur toute la hauteur de l’escalier principal du musée. L’œuvre s’intitule  ᐁᑳᐏᔭᐋᑲᔮᓰᒧ (ekawiya akayasimo), ou Ne parlez pas anglais, et l’artiste créera une nouvelle intervention semblable pour l’exposition du Prix Sobey pour les arts en octobre.

Comme pour l’installation du WAG, Arcand ne propose pas toujours un accès immédiat aux traductions en anglais de ses œuvres. « Pourquoi rendrais-je les choses faciles pour quiconque? », demande-t-elle. Dans un pays majoritairement anglophone comme le Canada, les locuteurs de cette langue s’estiment souvent avoir un droit sur les communications et sur leur accessibilité dans leur langue. L’œuvre d’Arcand bat en brèche cette prétention : si vous voulez les réponses, il vous faut regarder, il vous faut faire le travail. Au WAG, elle a stratégiquement placé les traductions dans l’ascenseur : « Je le dis toujours, si vous voulez prendre la voie de la facilité, choisissez l’ascenseur »

 

Joi T. Arcand est l’une des cinq finalistes du Prix Sobey pour les arts de cette année. Ses œuvres seront présentées lors de l’Exposition du Prix Sobey pour les arts au Musée des beaux-arts du Canada du 3 octobre 2018 jusqu'au 10 février 10, 2019. Le nom du lauréat ou de la lauréate sera annoncé(e) le 14 novembre. Pour partager cet article, veuillez cliquer sur la flèche en haut à droite de la page. N’oubliez pas de vous abonner à nos infolettres pour connaître les dernières informations et  en savoir davantage sur l’art au Canada..

Joi T Arcand - Prix Sobey pour les arts 2018

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