Taqralik Partridge, Apirsait, 2020. Techniques mixtes, 50 x 150 cm. Vue d'installation de l'exposition Perler, Radicalement au Musée des beaux-arts du Canada, 2024.

Taqralik Partridge, Apirsait, 2020. Techniques mixtes, 50 x 150 cm. Vue d'installation de l'exposition Perler, Radicalement au Musée des beaux-arts du Canada, 2024. Collection d’art autochtone, Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada. © Taqralik Partridge Photo : MBC

Des perles qui parlent : actes de souveraineté visuelle

Comment perler peut-il être radical? Une perle renferme tout un univers, un monde minuscule qui contient en germe la création. La perle est l’unité fondamentale du perlage. On compte des centaines de milliers de perles dans les œuvres qui composent l’exposition Perler, radicalement au Musée des beaux-arts du Canada. Perler peut être un acte de résistance, de revendication. Mais que revendiquent les artistes du perlage?

Au Canada, la Loi sur les Indiens interdisait certaines cérémonies et pratiques culturelles, ainsi que la liberté de mouvement dans le cadre de ce qu’on a appelé la « culture ban » [interdiction de culture], une période d’oppression qui a duré de 1884 à 1951. Les formes esthétiques associées à la culture autochtone, comme la couture et l’ornementation de vêtements de cérémonie et de danse, étaient également interdites. Des générations d’enfants ont été enlevés à leurs familles, en vertu de la Loi, pour être placés dans les pensionnats autochtones, ce qui a eu pour effet de les priver d’occasions d’apprentissage. Jusque dans les années 1960, l’expression culturelle a été découragée, si l’on excepte la création, par les artistes, d’articles pour le marché touristique de bas de gamme.

Aux États-Unis, une série de lois et de politiques semblables, mais relevant de plusieurs juridictions, restreignait la tenue de cérémonies et l’accès aux sites sacrés. Les pensionnats et les programmes de déracinement forcé ont eux aussi contribué à perturber encore plus la trame culturelle des peuples autochtones. La situation ne sera pas entièrement rectifiée avant l’adoption de l’American Indian Religious Freedom Act de 1978. En matière d’art, toutefois, si l’expression artistique était encouragée aux États-Unis, elle demeurait strictement restreinte aux espaces ségrégués qu’étaient les collections privées, le tourisme et les « marchés indiens ».

Barry Ace, Healing Dance 2 [Danse de guérison 2], 2013. Perles de verre, composants électroniques recyclés, crin de cheval teint, métal, velours, fil de polyester, tendon, toile apprêtée

Barry Ace, Healing Dance 2 [Danse de guérison 2], 2013. Perles de verre, composants électroniques recyclés, crin de cheval teint, métal, velours, fil de polyester, tendon, toile apprêtée, 100,5 × 101 × 9 cm. Musée des beaux arts du Canada, Ottawa. Acheté en 2017. © Barry Ace. Photo : MBAC

Pourtant, malgré les différentes lois et juridictions, nos nations transcendent les frontières. Partout sur le continent, il y a un retour aux cérémonies et la route transfrontalière des pow-wow est devenue le site d’une revendication radicale visant à reprendre possession de la musique, des prières, de la danse et de l’expression artistique. Barry Ace, Jamie Okuma, Teri Greeves, Kenneth Williams Jr. et Memory Poni-Cappo sont parmi les artistes ayant perfectionné l’art du perlage pour créer des costumes extraordinaires et faire entrer les perles dans le cercle de danse.

Mais cela ne s’arrête pas là. Ace est un artiste multimédia qui a entrepris de combiner son travail en art contemporain avec ses compétences en fabrication de costumes pour les danses de pow-wow en tant que praticien. Pendant des années, il a collectionné des perles, anciennes comme nouvelles, sur la route des pow-wow pour orner ses costumes de danse traditionnels, Mino-bimaadiziwin (The Way of Good Life) – Men and Women’s Regalia Suite [(La voie de la bonne vie) – Suite de vêtements d’apparat pour hommes et femmes], qui sont passés de la tonnelle de danse aux expositions en salles. Les bottes perlées à la perfection d’Okuma rayonnent de continuité culturelle. NDN Art [Art NDN], de Teri Greeves, formule une réponse à la fois frontale et pleine d’humour aux personnes qui mettent en question l’idée que le perlage est un art. Carla et Babe Hemlock ont travaillé de concert à Continuing the Legacy [Perpétuer l’héritage], un porte-bébé et une enveloppe perlée dont les motifs recèlent de nombreux récits autour du dynamisme du jeu de crosse, des obstacles actuels à la reconnaissance de la souveraineté autochtone et de l’amour qui se transmet ainsi avec ces objets. Ensemble, ces artistes jouent et ont joué un rôle déterminant dans l’entrée du perlage sur la scène des beaux-arts, ouvrant la voie à celles et ceux qui ont suivi.

Teri Greeves, NDN Art [Art NDN], 2008. Perles de verre taillées de taille 13, perles de verre, peau de cerf tannée à la cervelle, coton

Teri Greeves, NDN Art [Art NDN], 2008. Perles de verre taillées de taille 13, perles de verre, peau de cerf tannée à la cervelle, coton, 45,7 × 38,1 cm (approx.). Collection d’Ellen et Bill Taubman. © Teri Greeves. Photo : Don Hall, avec l’autorisation du Musée d’art MacKenzie

Perler, radicalement revendique la présence. Perler, c’est faire entendre sa voix. L’exposition actuelle met en contexte des artistes et leurs perlages. Le perlage est l’une des formes d’art contemporain autochtone les plus importantes sur ce continent, enracinée à la fois dans un savoir traditionnel et dans l’adaptation culturelle. Des premières perles réalisées à partir de coquillages et de graines jusqu’aux pixels informatiques, en passant par celles qui ont alimenté le commerce, les Premières Nations, Inuit et Métis ont utilisé ces petites billes pour raconter des histoires, honorer leurs proches et célébrer la beauté.

Techniques, matériaux et connaissances se transmettent de génération en génération et incarnent un savoir. Nos ancêtres habillaient leurs proches de prières sous forme de perlage et subvenaient aux besoins de leur famille et de leur communauté par la vente et l’échange de leurs créations. Dans plusieurs régions, les gens étaient, et sont toujours, enveloppés de perlage de la naissance à la mort. Emmaillotés dans des porte-bébés sur planche qui sont fréquemment décorés de perles, les bébés portent de minuscules mocassins perlés. Et on envoie les mourants dans l’autre monde chaussés d’une paire de mocassins neufs. Ces perles sont des marques d’amour, d’espoir et de deuil qui honorent la personne qui en est ornée. Perler est un acte d’amour radical, qui transparaît dans des œuvres comme Every Time I Think of You I Cry [Chaque fois que je pense à toi je pleure], de Judy Anderson, Residential School Baby [Bébé de pensionnat] et Rose Cradle Board [Porte-bébé à l’effigie de rose], qui l’accompagne, de Marcia Chickeness, Ancestor Dreamin’ [Rêves d’ancêtres], de Catherine Blackburn, et Wiping Away the Tears [Essuyer les larmes], de Samuel Thomas.

Catherine Blackburn x Emily Jan, Ancestor Dreamin’ [Rêves d’ancêtres], 2022. Techniques mixtes

Catherine Blackburn x Emily Jan, Ancestor Dreamin’ [Rêves d’ancêtres], 2022. Techniques mixtes, 66 × 40,6 × 61 cm (sans les attaches en plumes) ; 111,8 cm (à l’extrémité de la plus longue plume). Musée d’art MacKenzie, collection de l’Université de Regina, 2024, acheté avec l’aide du Prix de la dotation York Wilson, administré par le Conseil des Arts du Canada. © Catherine Blackburn x Emily Jan. Photo : Tira Howard

Le rire aussi est un geste de résistance puissant. L’œuvre flamboyante de Kenneth William, Rez-erecting Sponge Bob from My Past [Ressusciter sans réserve Bob L’éponge de mon passé], de même que les rouleaux de papier hygiénique perlés d’Audie Murray témoignent de la résilience de notre sens de l’humour. Le perlage peut être un geste de pouvoir et d’agentivité. Une femme qui perle un petit gilet pour un enfant ou une veste pour un leader politique incarne la résistance, tout comme le feront les personnes qui porteront ces vêtements. Marcher fièrement, dans des espaces souvent hostiles, demandait du courage.

Audie Murray, Four-Point Ply [Quatre points, quatre épaisseurs], 2019. papier hygiénique et perles de verre

Audie Murray, Four-Point Ply [Quatre points, quatre épaisseurs], 2019. papier hygiénique et perles de verre, 10 × 11 × 11 cm. Avec l'autorisation de la galerie Fazakas. © Audie Murray Photo : Isaac Forsland

Exigeant un grand talent et une forte capacité de travail, perler est une pratique qui nécessite qu’on lui consacre beaucoup de temps, et qui fait appel à la fois à l’imagination et au savoir. Par l’interprétation, la recontextualisation et l’intégration des connaissances et des pratiques autochtones, relier les perles par des gestes lents et répétitifs devient une forme de soin. Les artistes, ainsi que l’illustre Perler, radicalement, créent du sens et des liens, sans doute avant tout pour les peuples autochtones et les Premières Nations, sachant l’impact et l’importance d’honorer et de voir nos vies et notre art célébrés par des œuvres riches en enseignements. Plus récemment, de nombreuses personnes autochtones se sont mises à apprendre le perlage, à la fois pour renouer avec leur culture et faire acte de résistance. Leur regard crée de nouveaux sens et redéfinit les modes de représentation et le déterminisme culturel. Les artistes du perlage nous tissent ensemble, relient le passé au présent et apportent une réflexion sur l’existence individuelle et communautaire.

Une attention critique sur la portée et l’impact de cette technique contemporaine est plus que nécessaire. Il importe ainsi de réfuter la perception de celle-ci en tant que souvenir et production artisanale et de la revendiquer comme étant innovante et radicale. Le titre Perler, radicalement résume les conversations qu’ont tenues, ensemble et avec d’autres, les trois commissaires tout au long de l’élaboration de l’exposition. Cette dernière met en lumière les procédés de plus en plus répandus et en évolution employés par les artistes réunis ici dans le but collectif de stimuler leur travail et de faire découvrir au public le potentiel infini et la beauté des perles.

Représentant plus de quarante créatrices et créateurs de partout dans l’île de la Tortue, les œuvres choisies témoignent des tendances actuelles et futures de certaines des pratiques les plus originales et remarquables. Leurs productions respectives sont en dialogue les unes avec les autres, mais elles matérialisent les esthétiques et priorités visuelles de chacune et chacun. En manipulant et en transposant les perles suivant une approche traditionnelle ou conceptuelle, ces artistes interrogent un vaste éventail d’enjeux et d’idées avec des œuvres d’art vestimentaire, des portraits, des installations et des vidéos. Les créations traitent d’un éventail de préoccupations et de concepts : histoires difficiles, liens avec le territoire et célébration de nos proches. Les artistes du perlage imaginent des futurs autochtones et des mondes nouveaux, et jouent avec la culture populaire. Ils donnent une forme visuelle à des enjeux pressants, des identités complexes et les effets de la COVID-19. Ruth Cuthand et Bev Koski ont toutes les deux réalisé des pièces complexes reflétant les difficultés propres au quotidien du confinement pandémique. L’œuvre de Jean Marshall aborde la souveraineté alimentaire tout en exprimant sa reconnaissance envers les animaux, ces êtres proches qui nourrissent beaucoup d’entre nous.

Nico Williams, Mnidnoominehnsuk | Spirit Berries [Baies des esprits], 2018, perles de verre

Nico Williams, Mnidnoominehnsuk | Spirit Berries [Baies des esprits], 2018, perles de verre, 15.4 × 19.3 × 16.7 cm. Collection d'art autochtone, Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada (500581). © Nico Williams Photo : Lawrence Cook

Il y a un préjugé tenace voulant que les perles et le perlage soient une forme d’art nouvelle pour les Autochtones. Les perles de verre sont certes assez récentes, mais pendant 500 ans, d’autres, faites de coquilles de dentalium, de catlinite et de divers matériaux régionaux, ont voyagé le long des routes commerciales qui traversaient autrefois le continent nord-américain. Les perles de coquillage étaient souvent employées à des fins ornementales, en particulier par les nations de l’Est; elles étaient chargées de sens et jouaient un rôle clé dans la communication, la gouvernance et la diplomatie. Des rangs de perles de coquillage, communément appelées « wampum », servaient à envoyer des messages et étaient tissés en colliers dont chaque perle représentait une prière ou un symbole mnémotechnique renvoyant à des textes importants. Les wampums sont encore fabriqués aujourd’hui et ont toujours une portée significative auprès de nos contemporains.

Dans son installation Wiping Away the Tears [Essuyer les larmes], réalisée en l’honneur de sa défunte mère Lorna Hill, qui a aussi été sa collaboratrice, l’artiste cayuga Samuel Thomas a associé perles wampum du XVIIe siècle et larmes en cristal Swarovski pour exprimer sa vision esthétique. D’autres, comme Nico Williams, adoptent les perles japonaises Miyuki et Delica qui sont de tailles parfaitement identiques grâce à une technologie informatique de grande précision. Son Mnidnoominehnsuk | Spirit Berries [Baies des esprits] de 2018, tissé à partir de plus de 54 000 perles Delica, présente vingt récits différents, comme la pêche au doré, les tantes dans la salle de bingo, la cueillette de bleuets, la récolte du sirop d’érable, la raquette à neige sous des aurores boréales, une cérémonie de veillée funèbre et des légendes du bouleau, le tout sous une forme aux multiples facettes.

Skawennati, Intergalactic Empowerment Wampum Belt (Onkwehón:we, Na'vi, Skyworlder, LGM, Overlord) [Wampum de l’émancipation intergalactique], 2017. Perles de verre tchèque assorties, cuir, tendon artificiel,

Skawennati, Intergalactic Empowerment Wampum Belt (Onkwehón:we, Na'vi, Skyworlder, LGM, Overlord) [Wampum de l’émancipation intergalactique], 2017. Perles de verre tchèque assorties, cuir, tendon artificiel, vernis à ongles, 13,7 × 75 × 0,5 cm. Musée des beauxarts du Canada, Ottawa. Acheté en 2020 (48986.7). © Skawennati. Photo : MBAC 

Quelques artistes façonnent encore leurs propres perles. En examinant des morceaux de pipes en argile du XIXe siècle qu’elle avait trouvés sur les bords de la Tamise, Nadia Myre y a vu des perles potentielles. Jon Corbett et Casey Koyczan créent des perles numériques animées. Le wampum de Skawennati, intitulé Intergalactic Empowerment Wampum Belt (Onkwehón:we, Na'vi, Skyworlder, LGM, Overlord) [Wampum de l’émancipation intergalactique], de 2017, représente des extraterrestres de la science-fiction populaire et il apparaît dans l’animation The Peacemaker Returns [Le retour de la pacificatrice]. L’artiste imagine un avenir où des négociations pacifiques avec les habitants d’autres planètes sont possibles et où les solutions aux conflits actuels sont trouvées grâce aux approches diplomatiques ancestrales des Haudenosaunee, notamment l’utilisation de colliers wampum pour marquer les accords politiques. L’œuvre témoigne également de la pertinence symbolique actuelle du wampum dans le cadre de propos difficiles.

Perler, radicalement offre un aperçu de la diversité et de la variété des méthodes de perlage contemporaines d’aujourd’hui. Avec humour, sur un mode contemplatif ou dans un esprit de témoignage, ces artistes imaginent des relations avec la créativité, l’apprentissage et l’enseignement des arts. Leurs œuvres racontent des histoires d’hier, d’aujourd’hui et de demain. L’amour radical, la résilience radicale et la pensée radicale, tout y est. Avec un pied dans le passé et les yeux résolument tournés vers l’avenir, ces artistes rêvent le chemin qui se tisse sous leurs mains. Les créateurs de perlage sont profondément ancrés au centre, dans le quotidien, réagissant et reconceptualisant la culture populaire et les réalités de maintenant. Dès que quelque chose se produit dans le monde ou fait les manchettes, il se trouve quelqu’un pour le perler, dans les jours qui suivent – que ce soit un appel à l’action ou un rire de résistance. L’art agit comme une forme de souveraineté visuelle.

 

Perler, radicalement, organisée et mise en circulation par le Musée d’art MacKenzie, est à l’affiche au Musée des beaux-arts du Canada du 17 mai au 30 septembre 2024. L'article est une version revisée de l'article dans le catalogue qui accompagne l’exposition, veuillez visiter la page Web de la Boutique; consultez le calendrier du Musée pour les causeries et événements connexes. Le MacKenzie reçoit un appui régulier de la part de la South Saskatchewan Community Foundation, du Conseil des arts du Canada, de SaskCulture, de la Ville de Regina, de l’Université de Regina et du Conseil des arts de la Saskatchewan. La tournée de l’exposition reçoit le soutien du Conseil des arts du Canada. Partagez cet article et inscrivez-vous à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du MBAC et pour tout savoir de l’art au Canada.

À propos de l'auteur

Exposition