La suite Vollard de Picasso : Hommes, femmes et minotaures
Yousuf Karsh, Pablo Picasso (1881–1973), 1954, tiré en 1987, épreuve à la gélatine argentique, 50,4 x 40,2 cm. MBAC. Don de l'artiste, Ottawa, 1989. Tous droits réservés, Yousuf Karsh / karsh.org
Il fit défiler plusieurs autres gravures. Elles étaient peuplées de minotaures, de centaures, de faunes, d’hommes barbus ou rasés, de toutes sortes de femmes. Tout le monde était nu, ou presque, et semblait participer à quelque scène mythologique.
— Françoise Gilot
Voilà le souvenir écrit que nous laisse Françoise Gilot de sa découverte des estampes de la Suite Vollard de Picasso. C’était en 1943, dans un Paris occupé, et elle allait bientôt devenir la maîtresse et la muse de l’artiste.
La célèbre série est aujourd’hui en vedette au Musée des beaux-arts du Canada (MBAC). L’exposition Picasso : L’homme et la bête. Les estampes de la suite Vollard présente le jeu complet des 100 eaux-fortes exécutées par Picasso entre 1930 et 1937 pour le légendaire éditeur et marchand d’art parisien Ambroise Vollard. Inspirées de la mythologie et de l’art classique, les scènes de facture néoclassique de ce chef-d’œuvre de la gravure témoignent des multiples techniques et outils, dont l’aquatinte, la pointe sèche, le burin et le grattoir, qui ont permis à Picasso d’explorer son obsession de l’amour, de l’art et de « la bête intérieure ».
En 1957, lorsqu’il a acquis cette série qui allait devenir un des joyaux de la collection nationale, le MBAC a accédé au cercle très restreint des dix musées à en posséder un jeu complet. La majorité des plus de 300 ensembles complets imprimés en 1936–1937 par le maître graveur Roger Lacourière seront finalement dispersées, et les planches vendues individuellement.
Sonia Del Re, conservatrice adjointe des estampes et des dessins européens et commissaire de l’exposition Picasso: L’homme et la bête, nous offre aujourd’hui une rare occasion d’admirer la série complète, telle qu’elle a jailli de l’imagination débridée de Picasso.

Pablo Picasso (1881–1973), Minotaure caressant une dormeuse, 18 juin 1933, pointe sèche sur papier vergé Montval, 33,5 x 44,5 cm (planche : 29,6 x 36,6 cm). Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa (no 7241). © Succession Picasso / SODRAC (2016)
Picasso a illustré plusieurs livres pour Vollard, entre autres les Métamorphoses d’Ovide et Le Chef d’œuvre inconnu de Balzac. Toutefois, à la différence de ces autres commandes, la suite Vollard ne procède pas d’une source littéraire précise ou d’une quelconque narration linéaire. Elle s’apparente davantage à une sorte de journal visuel dans la mesure où l’artiste a daté les scènes au lieu de leur donner un titre et où chaque image évoque sa vie, sa situation et les préoccupations qui sont alors les siennes. Se distinguant de l’approche thématique des historiens de l’art, Sonia Del Re a plutôt choisi d’assembler ces planches par ordre chronologique.
« Les thèmes généralement abordés dans la littérature ont été établis par un seul historien de l’art, Hans Bollinger, souligne Sonia Del Re en entrevue avec Magazine MBAC. Mais il m’a paru intéressant de voir comment Picasso s’y était pris pour produire cette série sur sept ans, de 1930 à 1937, parce qu’il n’avait pas d’idée préconçue, pas de plan d’ensemble. Cette présentation chronologique révèle ses humeurs du moment. »
Les titres descriptifs ont aussi été fixés par des historiens de l’art, mais Sonia Del Re a choisi de les omettre et de s’arrêter aux dates : « Je voulais que les visiteurs se fassent leur propre idée de ce que Picasso leur montrait. Les planches forment un tout en soi et je tenais à faire ressortir cette qualité. »

Pablo Picasso (1881–1973), Sculpteurs, modèles et sculpture, 20 mars 1933, eau-forte sur papier vergé Montval, 34,1 x 43,9 cm (planche : 19,5 x 26,7 cm). Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa (no 7180). © Succession Picasso / SODRAC (2016)
Les estampes partagent à la fois une unité de style et un ensemble de motifs visuels, surtout pour les références à l’art ancien et à la mythologie grecque. Certains visiteurs seront peut-être surpris de voir à quel point Picasso s’est inspiré de thèmes et de procédés anciens. Plusieurs scènes situées dans un atelier d’artiste présentent une galerie de personnages ressemblant à des nus grecs classiques, dont des artistes barbus et des modèles des deux sexes au nez droit. Le modèle de la figure féminine d’un grand nombre de scènes est la maîtresse clandestine de Picasso à l’époque, Marie-Thèrese Walter, et certaines sont des emprunts aux Métamorphoses, notamment au sculpteur Pygmalion tombé amoureux de la statue qu’il a sculpté. Les sculptures cubistes immédiatement reconnaissables de Picasso reviennent aussi fréquemment dans ces compositions.
Rendues d’un trait fin et assuré sur papier crème, de nombreuses images respirent une sorte de sensualité minimaliste. L’amour romantique est un grand thème de la vie et de l’art de Picasso et l’étude des côtés obscurs et lumineux de l’émotion humaine accapare une grande partie de la suite Vollard. La main de l’artiste se fait plus lourde dans les scènes de pulsions plus agressives, érotiques, surtout pour le personnage du Minotaure, une créature violente de la mythologie grecque ayant un corps d’homme et une tête de taureau. Toutefois le Minotaure est aussi l’alter ego de Picasso : un séducteur à la fois viril et féroce mais aussi sympathique et vulnérable, comme l’attestent ses images du « minotaure aveugle ».

Pablo Picasso (1881–1973), Minotaure vaincu, 29 mai 1933, eau-forte sur papier vergé Montval, 33,8 x 44,6 cm (planche : 19,4 x 27 cm). Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa (no 7237). © Succession Picasso / SODRAC (2016)
Picasso s’est intéressé à Rembrandt en 1934 pendant qu’il travaillait sur la suite Vollard. La tête reconnaissable du grand peintre et également maître-graveur hollandais – un visage rond à moustache encadré de boucles – apparaît dans quatre estampes. L’utilisation théâtrale des ombres et de la lumière de plusieurs autres planches est aussi un hommage à Rembrandt. Vers la fin de l’exposition, trois portraits de Vollard lui-même saluent l’homme qui a lancé la carrière de Picasso et des ses contemporains avant-gardistes Cézanne, Gauguin, Van Gogh et Matisse.
Le MBAC propose aussi des extraits du film Le mystère Picasso réalisé par Henri-Georges Clouzot en 1956. Filmant Picasso en train de dessiner sur du papier et une vitre, l’œuvre témoigne du cheminement de la pensée remarquablement créative de l’artiste. Sonia Del Re explique : « Le film est amusant parce qu’il présente rapidement Picasso en train de se déplacer. Et le fait de le voir pendant qu’on se promène dans la salle a des conséquences intéressantes parce qu’on sent sa présence. J’ai quasiment des frissons. »
Mettant en relief les préoccupations artistiques, émotives et intellectuelles d’un Picasso au sommet de son art, les œuvres délicates et réfléchies de la suite Vollard éblouiront les visiteurs habitués à voir en cet artiste le peintre d’œuvres aussi audacieuses que Guernica et autres chefs-d’œuvre cubistes. Et effectivement, le partage d’un espace d’exposition avec des monstres de la mythologie, des hommes et des femmes à la beauté grecque et un artiste phénoménal suffit à donner des frissons.
Picasso : L’homme et la bête. Les estampes de la suite Vollard est à l’affiche jusqu'au 5 septembre 2016 au MBAC. Pour de plus amples renseignements, veuillez cliquer ici.