La tabatière de monsieur Uniacke
L’automne a apporté un vent de fraîcheur dans les salles d’art canadien. Depuis la fin octobre, les visiteurs peuvent apprécier la nouvelle disposition des salles d’art canadien ancien consacrées aux Maritimes et au Haut-Canada. Ce nouvel aménagement est l’occasion idéale pour le Musée de mettre en valeur de nouvelles acquisitions telle la Tabatière de Richard John Uniacke (1811—1812) d’Alexander James Strachan. En excellent état de conservation, l’œuvre constitue la première pièce d’origine britannique avec un passé néo-écossais à entrer dans la collection. Ce qui n’est pas peu dire quand on songe au rôle déterminant que l’immigration d’orfèvres originaires des Îles Britanniques et l’importation d’œuvres en provenance d’Angleterre ont joué sur l’évolution de l’orfèvrerie au pays à cette époque, ces pièces informant artistes et mécènes du développement de la discipline en Europe.
Alexander J. Strachan, Tabatière de Richard John Uniacke (1811–1812). Argent et or, 1,2 x 3,7 x 2,5 cm. MBAC
Destinée à conserver hermétiquement le tabac à priser — c’est-à-dire réduit en poudre et parfumé —, la tabatière est un accessoire populaire en Europe au cours du siècle écoulé entre 1730 et 1830, et ce dans toutes les couches de la société, chez les hommes comme chez les femmes. Les plus modestes tabatières sont fabriquées dans les matières les plus accessibles; alors qu’orfèvres et joailliers rivalisent d’inventivité pour réaliser les plus fastueuses en mettant à profit de l’or de couleurs variées, l’écaille de tortue, la laque, la porcelaine, des émaux, et même des pierres précieuses, en recourant aux techniques de mise en forme les plus sophistiquées.
Juste-Aurèle Meissonnier, orfèvre et dessinateur français, fournit alors des modèles de tabatières aux artistes. Elles sont des accessoires de mode si importants que certains marchands annoncent de nouvelles créations à chaque changement de saison ! La tabatière constitue aussi fréquemment un cadeau diplomatique. Au Canada, les plus anciennes sont importées, la plus raffinée demeurant la Tabatière de Monseigneur Jean-Olivier Briand, datée des environs de 1755, de Jean Ducrollay, un des joailliers-bijoutiers les plus renommés de Paris au XVIIIe siècle qui travaille aussi pour Madame de Pompadour. La tabatière apparaît dans le répertoire des orfèvres canadiens à la fin du XVIIIe siècle. Malgré que ce soit un objet d’art assez répandu, l’association avec Richard John Uniacke auréole la pièce présentée ici d’un prestige unique, inégalable.
Avocat, fonctionnaire et homme politique, Richard John Uniacke est une figure légendaire de la Nouvelle-Écosse du premier tiers du XIXe siècle, où il exerce une influence considérable dans plusieurs sphères d’activités de la société. Grâce à ses honoraires comme avocat général de la Cour de vice-amirauté pendant les guerres napoléoniennes et celle de 1812, Uniacke amasse une fortune appréciable, qu’il consacre à l’éducation et à l’établissement de ses douze enfants survivants ainsi qu’à la construction d’une grande maison, aujourd’hui détruite, sur Argyle Street — alors l’artère la plus prisée du centre-ville d’Halifax — et à l’acquisition progressive de quelque 11 000 acres de terres qui conduisirent à l’aménagement de Mount Uniacke. Il s’agit d’un vaste domaine champêtre au cœur duquel s’élève une grande villa néo-classique, qui subsiste garnie de son mobilier d’origine et qui peut être visitée durant la saison estivale. Les riches collections que recèlent la propriété d’exception permettent d’entrevoir que Uniacke était un homme exubérant, doté d’une forte personnalité, véritable amoureux de la vie. On se rappellera longtemps combien il était impressionnant de voir déambuler dans les rues d’Halifax Richard John Uniacke et ses fils, qui mesuraient tous plus de 1,80 mètre. En 1811, la Législature néo-écossaise lui confie la mission d’acquérir à Londres plus de quatre-vingt pièces de mobilier et divers accessoires pour meubler Government House, qui a été récemment complété, et c’est selon toute vraisemblance au cours de ce périple qu’il acquiert cette tabatière. Lorsqu’il a voulu meubler Mount Uniacke quelques années plus tard, il se tourne à nouveau vers la même ville : onze des quelque cinquante pièces de mobilier Regency que renferme la villa portent l’étiquette de l’ébéniste George Adams — un fait rare dans l’histoire de l’ébénisterie, mais l’ensemble provient selon toute apparence de cet atelier. Il acquiert aussi outre-Atlantique des porcelaines fines et des pièces d’orfèvrerie de table. L’exécution de son portrait, ceux de son fils Richard John et de sa fille Alicia, tous contemporains de la Tabatière — exposés à Mount Uniacke — est cependant confiée à Robert Field, peintre de la bonne société haligonienne.
L'intérieur de la tabatière, doré, renferme, en sus de poinçons usuels, une inscription révélant le nom du propriétaire et son lieu de résidence, ses armoiries, son cimier et sa devise gravée dans un phylactère : FAITHFUL AND BRAVE [fidèle et courageux].
Lorsqu’il acquiert sa tabatière, Richard John Uniacke ne s’est pas adressé au premier venu : la renommée d’Alexander James Strachan faisait consensus. Spécialisé dans la fabrication de petites boîtes, il est reconnu pour ce genre de production comme le plus important orfèvre actif à Londres durant le premier quart du XIXe siècle, en raison de la qualité de ses ouvrages. Il était d’ailleurs le principal fournisseur de la firme Rundell, Bridge and Rundell pour ce type d’articles. C’est aussi de l’atelier de Strachan que proviennent les trois splendides boîtes offertes au duc de Wellington par les villes de Londres, Liverpool et Bristol après sa victoire historique à Waterloo, toutes préservées à Apsley House à Londres. C’est du même atelier qu’est sortie la boîte présentée par le roi George IV à l’homme politique sud-américain Simón Bolívar en 1825. Desœuvres de Strachan figurent aussi dans la collection royale, à Windsor, à Chatsworth, de même que dans la collection Rosalind & Arthur Gilbert, exposée au Victoria and Albert Museum à Londres. En admirant ces réalisations de qualité, on comprend pourquoi l’historien de l’orfèvrerie britannique Arthur Grimwade n’a pas hésité à qualifier Strachan de « Paul Storr of gold boxes » [Le Paul Storr des boîtes d’or].
Quoique d’envergure plus modeste que les œuvres mentionnées ci-haut, la Tabatière de Richard John Uniacke fait honneur au talent de Strachan. Oblongue, elle est couverte d’un guilloché fin et régulier qui fait chanter toutes ses surfaces; une frise de feuillages stylisés accrochant la lumière anime le pourtour du couvercle. La dorure de l’intérieur engendre un contraste avec l’extérieur et protège l’argent des effets abrasifs du tabac pulvérisé.
Son acquisition par le Musée est significative à plusieurs égards. Avec la Timbale de baptême de Robie Uniacke — le petit fils de Richard John — réalisée à Halifax par Peter Nordbeck, entrée dans la collection nationale grâce à un don généreux il y a une décennie, la tabatière forme un duo qui illustre un moment privilégié dans le développement de l’orfèvrerie en Nouvelle Écosse. N’ayant jamais été présentée auparavant au public — celle-ci était dans une collection particulière de la Colombie-Britannique depuis de nombreuses années —, il est donc tout à fait approprié qu’elle trouve sa place dans le nouvel aménagement des salles d’art canadien ancien.
La Tabatière de Richard John Uniacke est présentement en montre au Musée des beaux-arts du Canada dans la salle d’art canadien A104a.