
Nick Sikkuark, Sans titre (Chaman se transformant en aigle), milieu des années 1980 – début des années 1990, pierre, ramure de caribou et corde, 50,8 × 33 × 35,6 cm. Avec l'autorisation d'Alaska on Madison. © Succession Nick Sikkuark Photo : MBAC
Le message de Nick Sikkuark pour l’humanité
Durant toute sa longue carrière artistique, l’artiste Nattilingmiut Nick Sikkuark a été un conteur atypique, créant des œuvres à la fois très imaginatives et expérimentales. Connu dans sa communauté autant comme chasseur et pourvoyeur que comme artiste, il insufflait à ses créations une dimension très personnelle issue de sa connaissance du territoire et des matériaux, et du travail de ses mains. Peu importe la technique choisie, il imprégnait ses réalisations d’une dualité inattendue, centrée notamment sur les thèmes de l’environnement, des relations entre humains et non-humains, de la transformation et de l’esprit rêveur. L’exposition Nick Sikkuark. Humour et horreur réunit des œuvres qui sont autant d’expressions d’un imaginaire intime, d’une profonde portée culturelle et d’une compréhension généreuse de notre condition humaine commune.
Le concept et l’approche pour cette exposition ont été élaborés à partir de conversations avec l’artiste, sa famille, sa communauté et les nombreuses personnes ayant un lien avec son art. En 2013, j’ai rencontré Sikkuark chez lui à Kugaaruk et, au fil de trois soirées de discussions, il m’a livré ses réflexions à propos de la vie et de l’art. Ces échanges sont devenus l’étincelle qui, après sa mort plus tard cette même année, a généré une multiplicité de perspectives et de souvenirs personnels donnant à notre perception de cet artiste et de son œuvre une densité nouvelle.

Nick Sikkuark, Sans titre (Esprit du caribou?), 1996, ramure de caribou, fourrure, os de baleine et pierre, 26,3 x 12,8 x 23,5 cm. Acheté en 2012. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Succession Nick Sikkuark Photo : MBAC
L’un de ces entretiens (publié dans le catalogue d’exposition) était avec Mary Nirlungayuk, qui connait Sikkuark depuis son enfance et qui est devenue acheteuse locale à la coopérative de Kugaaruk. Elle décrit comment l’artiste arrivait pour vendre ses œuvres : « Il déballait une sculpture et la posait sur la table. Il avait un large sourire et j’étais curieuse de voir de quoi il s’agissait. […] Je me suis toujours demandé : “Où va-t-il chercher des idées pareilles? Comment décide-t-il d’ajouter tel détail ici, tel autre là? Où a-t-il trouvé ces os?” Je lui posais ces questions, mais il se contentait de me regarder en souriant. »
La confidence de Nirlungayuk met en lumière un aspect essentiel de l’art de Sikkuark : il nous est familier et ne ressemble pourtant à rien de ce que nous avons pu voir auparavant. Des éléments reconnaissables de la culture inuit sont bien là, mais leur organisation en récits insolites est sans équivalent. À travers ses livres illustrés, sculptures, dessins et peintures, Sikkuark donne des indices plutôt que des réponses, parce qu’il veut que le public observe, s’étonne devant ses œuvres et les aborde avec sincère curiosité.

Nick Sikkuark, Sans titre (Inuk se fondant dans le paysage), 2004, crayon de couleur sur papier vélin, 34,6 × 27,8 cm. Canadian Arctic Producers, Mississauga. © Succession Nick Sikkuark Photo : MBAC
Sa foisonnante imagerie de paysages arctiques, personnes et animaux, chamans et esprits est sous-tendue par des éléments en apparence antinomiques – le naturel et le surnaturel, la joie et la tristesse, l’humour et l’horreur – qui, on ne sait comment, se côtoient sans effort. Les sujets propres à l’artiste sont récurrents dans les différentes disciplines qu’il a explorées au cours de sa carrière, nous offrant ainsi un faisceau d’indices qu’il tient à nous de suivre. Une dimension fascinante de sa production est d’assister à la résurgence des mêmes créatures et composantes narratives dans tout ce qu’il a créé au fil des ans.
Les liens jamais démentis entre Sikkuark et sa terre natale – les vastes étendues de la région de Kitikmeot – ont eu une profonde influence sur sa démarche artistique, marquée entre autres par un rendu hors du commun du territoire en sculpture. Plus qu’un simple arrière-plan pour ses personnages, ce dernier fait activement partie de l’histoire racontée, provoquant souvent des rebondissements. Miniatures, des ours parfaitement façonnés avancent dans un décor inhabituel créé par l’artiste en fusionnant deux os. Même si cette sculpture peut tenir dans la main, elle fait écho à l’immensité de la terre, véhiculant une impression de silence mystérieux et de danger.

Nick Sikkuark, Sans titre (Deux ours) , 2002, ramure et ivoire, 7 x 27,3 x 11,5 cm. Canadian Arctic Producers, Mississauga. © Succession Nick Sikkuark Photo : MBAC
Dans ses dessins, les représentations du paysage embrassent encore plus la vastitude, avec un haut degré de naturalisme découlant de sa connaissance de la toundra, des cours d’eau et du ciel, combinée à une utilisation habile de la profondeur de champ et de la perspective centrale. Ces artifices picturaux sont ancrés dans l’histoire de l’art occidental et représentent un mode de vision particulier de l’environnement. Sikkuark fait sien ce vocabulaire visuel pour donner une plausibilité inquiétante à des actions et rencontres surprenantes ayant pour cadre des lieux bien réels. Ces événements laissent planer l’idée d’autres réalités et univers, mais ils ne relèvent pas tant du fantastique que de ce que les Inuit savent se produire sur le territoire. Il ne s’agit pas d’images déformées de la réalité, mais plutôt d’une compréhension cosmologique autochtone de la terre en tant qu’espace-frontière pour le tellurique comme pour le spirituel. L’artiste nous présente un monde naturel habité par une force spirituelle intrinsèque et relié à l’ensemble des êtres vivants.

Nick Sikkuark, Sans titre (Esprit du caribou?), détail, 1996, ramure de caribou, fourrure, os de baleine et pierre, 26,3 x 12,8 x 23,5 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa; et Nick Sikkuark, Sans titre (Portrait d’un Inuk de profil), 2004, mine de plomb sur papier vélin, 30,3 x 22,8 cm. Canadian Arctic Producers, Mississauga. © Succession Nick Sikkuark Photos : MBAC
Le facteur humain est l’un de ses thèmes de prédilection. Outre les scènes montrant les modes de vie inuit, Sikkuark avait également un talent exceptionnel pour dépeindre les gens et s’intéressait aux états d’esprit et aux émotions et expressions humaines. On en retrouve l’illustration dès ses premiers livres, comme Faces (1973), dans ses sculptures de chasseurs en mouvement et jusque dans ses portraits et caricatures au crayon plus tardifs.
Les traits du visage sont un carrefour fascinant entre ses dessins et ses sculptures, le même souci du moindre détail se retrouvant dans les deux. Les expressions – parfois féroces, parfois cordiales – de ses créatures dessinées prennent une vie différente en trois dimensions. Comme l’a dit l’artiste : « J’aime créer des visages étranges ou laids pour que les gens s’attardent aux détails et se demandent ce que c’est, qu’ils soient déconcertés devant mes sculptures. Plus elles sont effrayantes, mieux c’est. » La vitalité et la minutie délicieuse de ces sculptures nous invitent à approcher – aussi près que l’on veut s’aventurer de leurs bouches béantes et de leurs yeux distordus. Elles témoignent également de la compréhension qu’a l’artiste des relations intimes qui unissent humains et non-humains. Les frontières entre eux s’estompent ou disparaissent complètement.

Nick Sikkuark, Chaman invoquant l’esprit, 1991, os de baleine, corne, tendon et os, 30,5 x 25,5 x 23 cm. Collection de Christopher Bredt et Jamie Cameron. © Succession Nick Sikkuark Photo : MBAC
L’imagerie de la transformation et le portrait d’une existence muable sont des concepts dominants dans tout le vocabulaire visuel de Sikkuark. Dans ses mains, les matériaux à sculpter aux formes bizarres – os, ramures, ivoire généralement recueillis sur la toundra et dans les eaux – deviennent des créatures encore plus surprenantes. Les aînés, comme Marie Anguti, reconnaissent immédiatement qu’il rappelle un temps où Inuit et animaux partageaient un même langage et pouvaient interchanger leurs formes corporelles. Les interactions avec les esprits auxiliaires, ainsi que la capacité à se transformer sont devenues des habiletés dévolues aux chamans, aptes à faire leurs les pouvoirs surnaturels des esprits-animaux.
Ses portraits évoquent la puissance de cette faculté, bien que les manifestations de souffrance ou de choc ne laissent aucun doute quant à la pénibilité de cette transformation. Au premier regard, ces figures démoniaques semblent répugnantes, mais, grâce à des touches d’humanité émouvantes, l’artiste convainc en fait le spectateur de réagir à leurs tourments avec empathie. Souvent, ces moments décisifs de pouvoir sont associés à des actes physiques dérangeants ou pénibles, comme l’arrachage d’une dent et le nettoyage nasal, pratiques anciennes qui fascinaient Sikkuark.

Nick Sikkuark, Sans titre (Paysage psychédélique), 2003, crayon de couleur sur papier vélin, 30,3 x 39,7 cm. Collection de Christopher Bredt et Jamie Cameron. © Succession Nick Sikkuark Photo : MBAC
Nombre des œuvres de Sikkuark ont une dimension onirique ou cauchemardesque. Certaines sources de ces pièces sont les histoires orales inuit, riches en récits édifiants. L’un de ceux qu’il préférait lui avait été conté dans son enfance : « J’adore créer des vers de glace parce que j’aime leur histoire. C’est l’histoire d’un serpent ou d’un reptile qui devient un ver, et puis arrive un chasseur qui le tue. Mon père me l’a racontée lorsque j’étais très jeune. »
Les vers de glace arctiques peuvent vivre durablement dans les glaciers ou les eaux gelées. Dans la tradition orale inuit, ils sont reconnus comme symboles de régénération, parce qu’ils survivent à la saison froide, et pour leurs pouvoirs insoupçonnés de transformation, bien qu’on les craigne aussi en tant que créatures parasites. Il explique : « Je me change en ver grâce à mes pouvoirs chamaniques juste pour m’amuser. Maintenant, je suis désorienté parce que tout est différent, la terre et le ciel. » Pris dans son ensemble, l’essentiel de l’imaginaire de Sikkuark défie la logique occidentale, mais il n’en captive pas moins par un naturalisme où se conjuguent onirique et tangible en une « réalité absolue » – ce que le surréaliste français André Breton appelait une « surréalité ».

Nick Sikkuark, Sans titre (Empreintes de vie), 2005, crayon-feutre sur papier vélin, 30,3 x 22,8 cm. Canadian Arctic Producers, Mississauga. © Succession Nick Sikkuark Photo : MBAC
On en trouve un prolongement aussi direct qu’imprévu dans sa série de dessins expérimentaux sur papier de couleur. Contrastant avec les détails méticuleux de ses dessins ou portraits narratifs, ces œuvres semblent non planifiées, automatiques, sans profondeur de champ logique. On y voit plutôt des fragments d’humains, animaux, formations terrestres et objets culturels qui entrent et sortent du spectre d’attention alors que le public les cherche dans la composition. Par leur circulation et leur interactivité, ils pourraient renvoyer à l’idée de transformation, mais ils reflètent plus vraisemblablement l’état d’esprit de flux de conscience qui caractérise le travail de l’artiste.
Peu importe la technique choisie, Sikkuark était avant tout un expérimentateur patient et résolu, un perfectionniste rigoureux et intuitif, ainsi qu’un conteur caustique, mais bienveillant, soucieux d’amener les spectateurs en des endroits que lui seul pouvait inventer. Dans son art, il nous incite à observer, observer à nouveau, puis à revenir pour regarder de plus près encore, pour finalement que son message nous soit révélé.
Nick Sikkuark. Humour et horreur est à l'affiche au Musée des beaux-arts du Canadade17 novembre 2023 jusqu'au 24 mars 2024. Consultez le Calendrier pour les événements connexes. Partagez cet article et inscrivez-vous à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du MBAC et pour tout savoir de l’art au Canada.