Prudence Heward, Au théâtre (détail), 1928, huile sur toile

Prudence Heward, Au théâtre (détail), 1928, huile sur toile, 101,6 × 101,6 cm. Achat, legs de Horsley et Annie Townsend. Musée des beaux-arts de Montréal. Photo : MBAM, Christine Guest

Les artistes canadiennes, témoins du changement

L’exposition Sans invitation : les artistes canadiennes de la modernité, organisée par la Collection McMichael d’art canadien et présentée actuellement au Musée des beaux-arts du Canada, est née d’une occasion à saisir. L’année 2020 marquait le centenaire de la première exposition du Groupe des Sept, le célèbre cercle de peintres ayant changé l’art canadien à tout jamais avec leurs tableaux et croquis à l’huile fastueux et postimpressionnistes du nord de l’Ontario et d’ailleurs. Cet anniversaire, cependant, a ouvert une discussion à propos de la composition entièrement masculine du Groupe, pavant la voie à une exposition différente, celle-ci consacrée aux contemporaines du collectif, longtemps passées sous silence dans les annales de l’art canadien.

Le contexte n’était en effet pas dénué d’une certaine ironie. Bien que les membres du Groupe des Sept soient des enseignants estimés et aient à cœur la cause des femmes artistes (qu’ils invitent par moments à exposer leurs œuvres aux côtés des leurs), le Groupe lui-même était, selon les mots d’A.Y. Jackson, « comme les douze apôtres : les femmes n’étaient pas acceptées ». L’idéologie masculiniste à laquelle ces peintres adhéraient, celle de créateurs œuvrant en pleine nature dans les bois, a balisé l’idéal artistique du pays pendant des décennies (du moins, au Canada anglophone), teintant durablement la trame narrative de l’art canadien d’une préférence masculine. Les femmes ne cadraient tout simplement pas dans cet ordre des choses.

Anne Savage,Temlaham, Temlaham, Haute-Skeena, 1927, huile sur toile

Anne Savage,Temlaham, Temlaham, Haute-Skeena, 1927, huile sur toile, 59 × 71,5 cm. Collection particulière. © Succession Anne D. Savage

La vision populaire du Groupe d’un paysage « préservé » a par ailleurs inconsciemment occulté la réalité du déracinement des peuples autochtones de leurs terres ancestrales et celle de l’extraction dévastatrice des ressources (tant minières que forestières) qui s’en est suivie partout au pays. Alors que la société peinait à se remettre des séquelles de la Première Guerre mondiale et de la grippe espagnole, l’apaisement apporté par la nature exerçait un attrait certain chez les artistes et leurs clients, tout comme l’idée de se distancier de certaines des réalités les plus tragiques de ce temps.

Prudence Heward, Au théâtre, 1928, huile sur toile

Prudence Heward, Au théâtre, 1928, huile sur toile, 101,6 × 101,6 cm. Achat, legs de Horsley et Annie Townsend. Musée des beaux-arts de Montréal. Photo : MBAM, Christine Guest

Si les artistes hommes se passionnaient pour le paysage, leurs homologues femmes avaient d’autres horizons : scènes urbaines, histoires humaines, industrialisation, inégalités de classe, vie immigrante et cultures et communautés autochtones. L’entre-deux-guerres a été une période de profonds changements sociaux au Canada, marquée par la dévastation causée aux peuples autochtones par le système des pensionnats et le déracinement forcé de leurs terres, la montée en flèche des niveaux d’immigration, ainsi que la transition rapide de la société canadienne de la ruralité vers l’urbanité. Les femmes artistes ont pris acte et témoigné de ces bouleversements, que l’on pense à l’artiste russe émigrée Paraskeva Clark, par ses réflexions sur son identité immigrante comme néo-Canadienne et son engagement déterminé envers la dimension politique dans les arts, ou à Yulia Biriukova, autre nouvelle venue, dont les saisissants portraits caricaturés du bûcheron et du mineur traduisent la parfaite conscience de l’idéologie canadienne dominante.

Tandis que certaines artistes s’intéressaient aux questions sociales et politiques, d’autres exploraient l’univers personnel. Dans leurs toiles éminemment psychologiques, Prudence Heward, Pegi Nicol MacLeod et Lilias Torrance Newton démontrent toutes une faculté à exprimer l’intériorité de leur sujet d’une façon sans équivalent dans l’art canadien. La ville était un autre thème de prédilection chez les femmes artistes, notamment Marian Dale Scott à Montréal et Marion Long à Toronto, qui ont abondamment représenté tant les plaisirs que les aliénations de la vie urbaine.

Elizabeth Katt Petrant, Porte-bébé et enveloppe, 1919–1938, bois, coton, perles de verre, métal

Elizabeth Katt Petrant, Porte-bébé et enveloppe, 1919–1938, bois, coton, perles de verre, métal, 65 × 27,5 cm. Don de Madeline Katt Theriault. Collection du Musée royal de l’Ontario, Toronto. Photo : Craig Boyko, ROM

Les modes de vie et de création autochtones ont également attiré l’attention de nombreuses femmes artistes issues de la colonisation européenne – parmi lesquelles Kathleen Daly Pepper, Winnifred Petchey Marsh, Anne Savage et Emily Carr –, lesquelles ont décrit les peuples autochtones et leurs cultures dans une époque de transition. Les pratiques culturelles des femmes autochtones au Canada occupent une place centrale dans le récit porté par cette exposition, car celles-ci ont à la fois perpétué leurs traditions ancestrales de fabrication pour la famille et la communauté tout en se lançant dans la mêlée de l’économie capitaliste coloniale avec une production commerciale. Sans invitation présente ainsi un Porte-bébé et enveloppe perlée de l’artiste anishinaabe Elizabeth Katt Petrant (de l’île aux Ours, Temagami) et un amauti perlé de l’artiste inuite Padlirmiut Anne Maria Kiger’lerk – créé pour un usage familial et personnel –, ainsi qu’un ensemble de splendides boîtes en piquants de porc-épic de l’artiste mi’kmaq Bridget Anne Sack, réalisées pour le commerce.

Dans la région d’Halifax, des femmes des communautés noires et mi'kmaq se sont investies dans les traditions familiales de production de paniers et de boîtes. Un décret local maintenait les pratiques d’exclusion en ne les autorisant à vendre leurs créations que devant l'entrée du marché d’Halifax, et des photographies dans l’exposition mettent en relief la solidarité de celles que l’on désignait comme « étrangères ». Le travail de vannerie d’artistes noires contemporaines de cette région, par exemple Selena Irene Sparks Drummond, évoque l’héritage des loyalistes de l’Empire-Uni venus au Canada durant la guerre de 1812.

Pegi Nicol MacLeod, La descente de lis, 1935, huile sur toile

Pegi Nicol MacLeod, La descente de lis, 1935, huile sur toile, 122 × 91,6 cm. Acheté en 1993. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Photo : MBAC

De nombreuses artistes figurant dans Sans Invitation font preuve d’une éloquence courageuse dans la mise en avant d’expériences intrinsèquement féminines. La radicale La descente de lis, de Pegi Nicol MacLeod, est une exploration voluptueuse et polychrome du plaisir féminin, et son autoportrait électrisant La déchéance est un exercice d’introspection poignant. Des portraits réalisés par Lilias Torrance Newton et Marian Dale Scott expriment les tréfonds de l’amitié féminine, tandis qu’avec Groupe, Suzanne Duquet explore les relations tendues unissant quatre sœurs (avec l’artiste au centre, à son chevalet). Peint très certainement d’après une esquisse réalisée en 1932 lors d’un voyage de camping dans la vallée de l’Outaouais, Marguerite Pilot de Deep River (Jeune fille aux molènes), d’Yvonne McKague Housser, laisse percevoir l’atmosphère chargée entre une artiste allochtone et son sujet femme autochtone.

Alors que les membres du Groupe des Sept ont aiguisé leur talent pour l’essentiel dans le milieu de l’illustration commerciale, beaucoup des femmes artistes les plus importantes de l’entre-deux-guerres ont étudié dans les écoles d’art les plus exigeantes à Montréal, Toronto, New York, Londres et Paris. Kathleen Munn, l’une des premières à s’intéresser à l’abstraction en Amérique du Nord, a ramené les germes du cubisme à Toronto suite à ses années passées à la célèbre Art Students League de New York, tandis que la Montréalaise Prudence Heward s’est inspirée de sa formation et de ses voyages européens pour bousculer les genres consacrés du portrait de société, des scènes de théâtre, des baigneuses et du nu dans ses œuvres grand format déconcertantes et subversives.

mily Carr, Autoportrait, 1938–1939, huile sur papier vélin, collé sur contreplaqué

Emily Carr, Autoportrait, 1938–1939, huile sur papier vélin, collé sur contreplaqué, 85,5 × 57,7 cm. Don de Peter Bronfman, 1990. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Photo : MBAC

C’est dans la démarche artistique d’Emily Carr, toutefois, que style pictural radical et préoccupations thématiques progressistes s’unissent le plus fameusement. Si l’on fait abstraction du style parfois paternaliste de ses écrits, qui peut s’avérer quelque peu choquant pour des oreilles du monde d’aujourd’hui, Carr est à juste titre saluée pour la solidarité éclairée qu’elle a manifestée envers les peuples autochtones à une époque d’implacable oppression gouvernementale. Elle était aussi pleinement consciente des impacts de la vision capitaliste réduisant le paysage à une ressource, s’insurgeant contre les coupes à blanc de plus en plus pratiquées dans sa province natale de Colombie-Britannique. Dans l’exposition, ses peintures sont associées aux paniers salish en racine de cèdre de Matilda Jim, Rose Andrew, Sewinchelwet (Sophie Frank), Amy Cooper et d’autres, toutes des œuvres qui incarnent une interdépendance équilibrée entre les êtres humains et leur environnement naturel.

Dans son Autoportrait, Carr, par son regard de défi, place le public sur ses gardes. Point ici d’excentrique du quartier un brin folklorique, mais plutôt une observatrice sagace et rebelle ayant su mettre le doigt sur les maux les plus flagrants de son temps et en faire des tableaux. Il ne fait aucun doute que Carr gagnerait à quitter la catégorie des « adulées » pour celle des « respectées », qui lui convient incontestablement; son regard impitoyable le commande.

 

Toute l’équipe de la Collection McMichael d’art canadien tient à remercier le Musée des beaux-arts du Canada pour son généreux appui à cette exposition, manifesté tant par l’esprit de collégialité de son personnel que dans les nombreux prêts de grande valeur, augmentés pour cette présentation d’œuvres supplémentaires tirées des salles d’exposition permanente du Musée. Les collections de pièces d’artistes femmes de ce dernier témoignent du rôle visionnaire primordial joué par l’institution au fil des décennies dans sa recherche d’une approche plus inclusive de l’histoire de l’art canadien.

Sans invitation : les artistes canadiennes de la modernité, organisée par la Collection McMichael d’art canadien, est présentée actuellement au Musée des beaux-arts du Canada, jusqu'au 23 août 2023. Consultez le Calendrier pour les événements connexes. Partagez ce texte et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada.

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