Les attelages de chiens et le fort à la Fourche
La lithographie couleur Intérieur de Fort Garry; Une scène disparue des débuts de l’histoire de notre pays; Hommage aux pionniers du Nord-Ouest canadien, exposée actuellement dans les salles d’art autochtone et canadien, constitue une évocation imaginaire de la vie au début du XIXe siècle au poste de traite Fort Garry de la Compagnie de la Baie d’Hudson, aujourd’hui la ville de Winnipeg. Dans cette œuvre, l’artiste H.A. Strong présente des personnages autochtones et allochtones se mêlant dans un espace ouvert délimité par un demi-ovale de bâtiments à l’agencement fonctionnel. Au centre flotte le drapeau de la Compagnie de la Baie d’Hudson sur fond de trouée de ciel bleu. La lithographie a été réalisée en 1884 – un an avant la Rébellion du Nord-Ouest des Métis et Premières Nations, menée par Louis Riel –, et il semble que l’artiste avait comme idée soit d’idéaliser le passé, soit de rappeler à son public qu’il fut une époque où les deux groupes coexistaient pacifiquement.
Même si elle peut sembler quelque peu naïve dans sa représentation du passé, la lithographie est fascinante par son message en filigrane quant à la dimension complexe de la région et des populations qui s’y croisaient. L’œuvre est présentée dans le cadre de la série Focus, comme partie intégrante de l’installation Ils ont du poil aux pattes. Les attelages de chiens dans l’art autochtone et canadien, qui a pour thème les traîneaux à chiens dans les images historiques et contemporaines. Le traîneau à chiens, aussi appelé qamutik, luge et carriole, jouait un rôle central dans les communautés d’autrefois en tant que moyen de transport des marchandises et des personnes sur les étendues enneigées et gelées. Les images sur ce sujet dans les dessins, photographies et estampes traduisent bien les tâches réalisées par ces animaux dans les cultures autochtones et de la colonisation, ainsi que la nature de la vie sociale sous des climats nordiques.
Dans Intérieur de Fort Garry, les chiens figurent au centre en premier plan, vifs, les oreilles dressées, prêts à s’élancer, leurs traîneaux chargés de fourrures. On voit un guide Métis tenant le fouet qu’il fait claquer dans les airs pour diriger les animaux. Il était fréquent que plusieurs traîneaux à chiens voyagent ensemble. Un ouvreur humain guidait le premier attelage, damant un sentier avec ses raquettes, les autres suivant la piste ainsi tracée.
À l’approche d’un établissement, les guides Métis s’arrêtaient et ornaient les chiens de couvertures perlées ou brodées de soie, appelées tuppies, une variation sur le mot français tapis. Les chiens pouvaient également être parés de pics en fer, une tige ornée de glands ou de pompons qui se fixait au harnais à l’arrière du cou de la bête, comme on le voit dans l’estampe de William Day, d’après une œuvre du peintre d’origine suisse Peter Rindisbacher. Les tuppies et pics en fer portaient généralement des cloches attachées, et c’est dans ces atours festifs qu’attelages et guides faisaient une entrée en grande pompe dans les communautés.
Le rôle des équipes de chiens et les voies de transport qu’elles empruntaient étaient grandement influencés par les conditions sociales, politiques, culturelles et économiques de l’époque. L’image de Strong présente une scène d’une période antérieure, plus modeste, dans l’histoire du fort. Situé au confluent des rivières Rouge et Assiniboine, site appelé localement la Fourche, ce dernier a été construit en 1822 après la fusion de la Compagnie de la Baie d’Hudson et de la Compagnie du Nord-Ouest. Pratiquement détruit par des inondations désastreuses quatre ans plus tard, il a été rebâti avec un autre, le Lower Fort Garry ou « fort de pierre », plus en amont dans la paroisse de St. Andrew.
La Fourche était un important lieu de rencontre pour les groupes autochtones depuis des millénaires. Avec l’apparition de la traite des fourrures, colons et Premières Nations se sont mélangés et un nouveau groupe particulier, les Métis, s’est établi dans la région. Les Métis se répartissaient en deux entités linguistiques : francophones et anglophones. Tout comme les colons français, anglais et écossais, ils se divisaient également entre confessions catholique, presbytérienne et anglicane. La communauté diversifiée de l’endroit comprenait également des Cris, des Ojibwés et des Dakotas.
En revanche, à la colonie de la Rivière Rouge, Métis et autres groupes autochtones se trouvaient en bas de l’échelle sociale, travaillant souvent comme manœuvres, guides et pagayeurs. L’imposition du système de classes britannique, qui définissait la réussite d’une personne par son statut social et sa richesse matérielle, favorisait les officiers de la Compagnie de la Baie d’Hudson tout comme les membres du milieu des affaires qui justifiaient ainsi leur prospérité et leur rang par rapport aux autres n’ayant pas accès à de tels avantages. D’autres pressions s’exerçaient également sur la collectivité, notamment avec l’influence croissante de l’Église anglicane sur les valeurs et modes de vie traditionnels ou encore avec l’intérêt grandissant des gouvernements canadien et britannique pour la région. De plus, le monopole de la Compagnie de la Baie d’Hudson sur le commerce des fourrures pesait très lourdement. Les Métis, bravant l’ordre établi, se sont mis à vendre des fourrures sur les marchés du sud, en particulier à St Paul, au Minnesota. En 1849, des accusations furent portées contre Pierre-Guillaume Sayer et trois autres Métis, débouchant sur un procès pour commerce illégal au North Dakota. Les charges furent finalement abandonnées, et une industrie indépendante de traite des fourrures a donc vu le jour, menant une concurrence efficace à la Compagnie de la Baie d’Hudson.
La route empruntée par les marchands vers le sud est évoquée dans deux œuvres : une photographie prise par Humphrey Lloyd Hime lors de l’expédition d’exploration de l’Assiniboine et de la Saskatchewan en 1858 et une aquarelle réalisée en 1901 par William Armstrong, basée sur cette image. Hime était le photographe officiel de l’expédition, conduite par l’explorateur et géologue Henry Youle Hind. L’équipe a sillonné la région à l’ouest du lac Winnipeg et de la rivière Rouge, recueillant des informations sur la géologie, l’histoire naturelle, la topographie et la météorologie des endroits visités. L’évaluation d’un contexte favorable à la colonisation du territoire et des possibilités d’exercer leur souveraineté dans l’Ouest était une priorité pour les gouvernements britannique et canadien.
La légende de la photographie, Dog Carioles; Part of the Expedition Returning to Crow Wing by the Winter Road [Carrioles à chiens faisant partie de l’expédition revenant à Crow Wing par la route hivernale] (1858), indique que le groupe se dirigeait vers le sud, suivant le chemin Crow Wing Trail. Cet itinéraire est devenu celui privilégié par la Compagnie pour le transport des fourrures à compter de 1857, puisqu’il permettait d’accéder au réseau ferroviaire plus au sud. Antérieurement, l’acheminement des peaux depuis la région passait par les bateaux York, qui se rendaient vers le nord par le lac Winnipeg jusqu’à York Factory, à l’embouchure de la rivière Hayes, sur la côte ouest de la baie d’Hudson. L’expédition Hind est finalement rentrée en train à Toronto depuis La Crosse, au Wisconsin.
Ces deux œuvres illustrent toute l’importance et l’évolution des services rendus par les chiens dans la seconde partie du XIXe siècle. L’artiste William Armstrong s’est inspiré pour son aquarelle de la photographie de Hime, apportant au passage de nombreuses modifications. Armstrong connaissait Hime en tant qu’associé de l’entreprise torontoise Armstrong, Beere et Hime, et avait très vraisemblablement appris la photographie de ce dernier et de Daniel Beere. À l’instar de la pièce originale, Voitures de la poste, tirées par des chiens, quittant le fort Garry pour aller à St. Paul (1901), d’Armstrong, représente les attelages prêts à embarquer passagers et marchandises. Toutefois, dans l’esprit de l’estampe de Strong sur Fort Garry, le rendu a quelque chose ici d’une vision fantaisiste et quelque peu romantique du passé. En 1901, personne, ou à peu près, ne se rendait plus à St Paul en traîneau à chiens. Le moyen de transport le plus employé était le train. Cependant, à l’époque, les attelages canins s’étaient fait une réputation pour leur rôle dans le service postal. Sans doute Armstrong aura-t-il voulu mettre cette contribution en relief en ajoutant à l’image de Hime : les chiens sont joliment ornés de tuppies et de pics en fer, prêts à faire, comme leurs devanciers, une entrée remarquée dans toute ville ou colonie sur leur route.
Ils ont du poil aux pattes : Les attelages de chiens dans l'art autochtone et canadien, dans la série Focus, est présenté dans les salles autochtones et canadiens aux Musée des beaux-arts du Canada jusqu'en août 2023. Partagez cet article et inscrivez-vous à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du MBAC et pour tout savoir de l’art au Canada.