De la Golden Dog Press à la Lumiere Press, des petites maisons d’édition visiblement canadiennes

Laurence Hyde, Macbeth, Actus Tertius, Scena Prima, 1937. Gravure sur bois de bout sur papier japon, 26.5 x 15.8 cm; block: 17.8 x 11.5 cm. Don de la Collection Douglas M. Duncan, 1970. Musée des beaux‑arts du Canada, Ottawa. © Succession Laurence Hyde Photo: MBAC
Les petites maisons d’édition ont joué un rôle si déterminant dans la publication d’ouvrages poétiques, littéraires et expérimentaux au Canada que leur essor au XXe siècle, selon le spécialiste David McKnight, peut être vu comme l’un des principaux développements de la culture littéraire canadienne. Comme le souligne le poète et typographe Robert Bringhurst : « Il existe néanmoins une sorte de maison d’édition qui m’apparaît visiblement canadienne, si canadienne qu’elle est largement méconnue dans le monde et qu’elle ne porte pas de nom […] elle est gérée comme une maison d’édition de la Renaissance qui imprimerait ce qu’elle publie et qui consacrerait autant d’attention à la facture du livre qu’à ses valeurs littéraires ». Ces maisons qui ne cachent pas leur enthousiasme pour la production de livres merveilleusement conçus et réalisés affichent aussi leur intérêt pour des sujets non conventionnels, souvent négligés par les grands éditeurs commerciaux.
L’exposition de Bibliothèque et Archives du Musée des beaux-arts du Canada, Histoires de cœur. Œuvres choisies de petites maisons d’édition canadienne, met en vedette un choix particulier de livres publiés soit par des maisons d’édition de luxe ou par des éditeurs privés convaincus que toutes les étapes de la production doivent être faites à la main, soit par des éditeurs non commerciaux qui réalisent des tirages un peu plus importants. Tous ces ouvrages sont le fruit de collaborations entre les artistes, les auteurs et les imprimeurs dont le but est souvent de créer un contenu par nature littéraire ou avant-gardiste.

Carl Schaefer, Moyettes de mais, 1933. Gravure sur bois de bout sur papier japon, 26.9 x 18.3 cm; block: 15.1 x 15 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Succession Carl Schaefer Photo: MBAC
Sous l’influence entre autres de la résurgence des techniques d’impression manuelles en Grande-Bretagne, de la Kelmscott Press de William Morris et du mouvement Arts & Crafts, les petites maisons d’édition canadiennes gagnent en visibilité dans les années 1930. Fondée en 1933 par J. Kemp Waldie, la Golden Dog Press de Toronto ne publie que huit titres durant les six années de sa courte existence. Responsable de tous les aspects de la conception des livres, Waldie s’intéresse surtout à la typographie : son ouvrage le plus ambitieux, Engravings for MacBeth, réunit 14 impressionnantes gravures sur bois de fil créées par le célèbre graphiste Laurence Hyde. Malheureusement, la Golden Dog Press mettra définitivement la clé sous la porte au début de la Seconde Guerre mondiale. La Contact Press est une autre de ces figures de proue qui réussit à faire progresser la poésie moderne et expérimentale. Lancée en 1952 par les poètes Raymond Souster, Irving Layton and Louis Dudek, la maison revendique le rôle du poète dans la publication de son œuvre et travaille avec de nombreux poètes canadiens de premier plan pourtant négligés par les grands éditeurs. Son Winds of Unreason, publié en 1957 dans la série McGill Poetry, renferme des dessins de Peter Daglish, un artiste multidisciplinaire qui avait étudié auprès du grand surréaliste montréalais Albert Dumouchel.
Comme le souligne la critique Kathleen Scherf, l’essor des petites maisons d’édition canadiennes dans les années 1960 s’explique par les subventions du Conseil des arts du Canada aux auteurs et aux imprimeurs, par les célébrations du centenaire du Canada et par l’expansion de son réseau universitaire et la hausse du nombre d’étudiants. Fondée en 1965 et héritière de la Contact Press, la Coach House Press est à l’avant-scène du boom littéraire de cette décennie. La maison accorde une attention toute particulière aux mouvements artistiques de son époque tels que l’art populaire, le Surréalisme et le Dadaïsme. Sa deuxième publication, The LSD Leacock, comprend 18 illustrations lithographiées et sérigraphiées par Robert Daigneault. Deux autres publications, The Great Canadian Sonnet et The Story So Far sont respectivement illustrées par Greg Curnoe et par General Idea. Toutes incarnent l’esprit de coopération entre l’imprimeur, le poète et l’artiste qui font la réputation de la maison.
Il existe aussi des exemples de cette approche collaborative au Canada français, notamment aux Éditions Erta fondées en 1949 par le poète, typographe et graveur Roland Giguère à qui a été attribué le mérite d’avoir transformé en une institution québécoise la tradition française du livre d’artiste conjuguant art et commerce du livre. Certaines œuvres, dont Les semaines…, un album de gravures bois debout de son ami et complice surréaliste Gérard Tremblay, ou Voyage au pays de mémoire, un recueil contenant des eaux-fortes et un étui gravé de l’automatiste Marcelle Ferron, élèvent l’art de l’édition au rang d’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk).

Circus: Five Poems on the Circus, illustrations au pochoir de Walter Bachinski. Shanty Bay, Shanty Bay Press, 2002.
Les maisons d’édition de luxe sont encore aujourd’hui l’œuvre d’une ou de deux personnes. Fondée en 1996, la Shanty Bay Press est un partenariat entre Janis Butler, directrice de la composition, de l’impression et de la reliure, et Walter Bachinski, responsable d’illustrations qui prennent la forme de gravures sur bois de fil, de, linogravures ou de pochoirs. Souvent associée à Matisse et à son livre illustré Jazz (1947), la technique du pochoir a été utilisée pour Circus: Five Poems on the Circus (2002), un autre exemple de savoir-faire raffiné.
Plusieurs petites maisons d’édition optent plutôt pour la spécialisation. Par exemple, la Brandstead Press et la Barbarian Press choisissent la gravure sur bois. Publié par la Barbarian Press et composé de 121 gravures sur bois debout d’artistes canadiens et américains, Endgrain: Contemporary Wood Engravings in North America, engendrent une série continue d’ouvrages, les « Endgrain Editions », dont chacun s’intéresse au travail d’un graveur donné. Créée par le photographe Michael Torosian, la Lumiere Press est une autre maison d’édition toujours en activité qui se démarque par des ouvrages uniquement faits main et qui produit des monographies de photographes dont le tirage ne dépasse pas les 250 exemplaires. La première de ces monographies, Edward Weston: Dedicated to Simplicity, comprend trois épreuves à la gélatine argentique intégrées au texte et tirées par Michael Torosian lui-même. En accord avec l’esprit du titre, le livre est un exercice de modération, le fruit de dix ans d’apprentissage au cours desquels Michael Torosian s’est initié à tous les aspects de la fabrication de livres. Tous les ouvrages publiés depuis confirment le raffinement de ses débuts prometteurs, combinant textes d’érudition et savoir-faire technique.
Le raffinement des livres édités par les petites maisons canadiennes illustre l’enthousiasme et l’engagement soutenu de ces dernières pour la qualité du travail et de tous les aspects de la production. Cette sélection à l'affiche présente des livres superbement conçus et réalisés qui ont été importants dans le développement de l’avant-garde et de la culture littéraire au pays.
Histoires de cœur. Œuvres choisies de petites maisons d’édition canadiennes est à l'affiche à la Bibliothèque et Archives du Musée des beaux-arts du Canada jusqu'au 9 juin 2019. Partagez cet article et n’oubliez pas de vous abonner à nos infolettres pour connaître les dernières informations et en savoir davantage sur l’art au Canada.