Le Japon en transition : la photographie du XXe siècle, de Kimura à Morimura
Voyage à Tokyo, film de Yasujiro Ozu sorti en 1953, est un des longs-métrages les plus représentatifs de l’ère Shōwa. Le récit montre le fossé générationnel qui se creuse entre un couple rural âgé et ses enfants adultes installés à Tokyo, alors que des valeurs différentes se font jour entre la capitale du Japon et d’autres régions du pays durant la reconstruction de l’après-guerre. Ce drame est toujours tenu pour un chef-d’œuvre de l’âge d’or du cinéma japonais.
Dans Voyage à Tokyo, l’artiste Setsuko Hara, dont deux portraits figurent dans l’exposition, interprète le rôle de Noriko, une veuve dont le mari a été emporté par la Seconde Guerre mondiale. À la différence de son beau-frère et de sa belle-sœur, Noriko n’adhère pas tout à fait à la nouvelle mentalité de Tokyo. Elle se montre plus empressée auprès de ses beaux-parents que leurs propres enfants et, après le décès soudain de sa belle-mère, elle demeure aux côtés de son beau-père. Elle fond en larmes quand ce dernier l’incite à refaire sa vie. Dans une monographie de 2015 intitulée Eiga no sengo (Le cinéma d’après-guerre), le critique Saburo Kawamoto se penche sur le travail de l’actrice : « Si Hara Setsuko rend magnifiquement la tristesse de cette femme, c’est parce qu’elle a constamment joué la “chérie” du régime militaire pendant la guerre. » Hara était célèbre pour ses rôles à l’écran avant la guerre et elle a participé à de nombreuses coproductions japano-allemandes et, plus tard, à des films de propagande d’État. Dans Voyage à Tokyo, elle incarne encore les valeurs traditionnelles de l’élite d’avant-guerre; sa douleur est celle de tout le peuple japonais brusquement privé de repères à la fin de la guerre.
L’exposition Hanran. Photographie japonaise du XXe siècle, présentée au Musée des beaux-arts du Canada, a recours aux images de 28 photographes pour illustrer les changements radicaux auxquels le peuple japonais a dû faire face pendant l’ère Shōwa (le règne de l’empereur Hirohito, de 1926 à 1989). Tokyo est le point d’origine de beaucoup de ces œuvres. Les autres proviennent de lieux qui ont beaucoup souffert de la Seconde Guerre et de l’occupation militaire, comme Hiroshima, Nagasaki, Yokohama, Yokosuka et Okinawa. Tokyo se pose en exemple d’une transformation massive, puisque sa population passe de 4 690 000 âmes en 1926 à près de 12 millions en 1989, alors que la population japonaise dans son ensemble double de 61 millions de personnes à 123 millions. Le Japon du XXe siècle qu’on expose ici évolue dans la foulée du développement et de l’expansion considérable de la métropole tokyoïte
Après le grand séisme du Kantō de 1923, des photographes, parmi lesquels Kōji Morooka, Hiroshi Hamaya et Kineo Kuwabara, ont photographié la transformation de Tokyo, son urbanisation et sa modernisation. Comment percevait-on à l’époque ce mélange hétéroclite d’ancien et de nouveau dans des quartiers de la ville comme Ginza, Sumida et Asakusa? Les images de salariés en route pour le boulot à Marunouchi, des salles de danse de Ginza, des gares de la ville et des voitures occidentales donnaient alors à la population un avant-goût d’une urbanité faite de bureaux et de rues bondées. Le nouvel aspect de la capitale devient un thème de prédilection pour la Shinko Shashin (la nouvelle photographie) qui s’épanouit dans les années 1930. Les photographes de ce mouvement se détournent de l’approche pictorialiste romantique qui prévalait, pour s’inspirer de leurs homologues occidentaux d’avant-garde. Exploitant les capacités de leurs lentilles, ces artistes en viennent à des formes d’expression nouvelles à l’aide de techniques comme les plans très rapprochés, le grand angle, le photomontage, les plongées et les contre-plongées.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, on en vient à considérer la photographie comme un moyen pour faire passer l’information sur les politiques nationales, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Les photographes mettent à profit leur art pour documenter la société dans son ensemble. Nakagawa Kazuo fixe ainsi sur la pellicule la destruction consécutive au bombardement du quartier de Ginza (Ginza, 31 juillet 1945, un élément de la série consacrée aux mutations du premier quartier commercial à l’occidentale de la ville). Il a cependant fallu attendre le traité de paix de San Francisco, en 1952, et la fin de la censure américaine pour découvrir les images d’horreur des villes d’Hiroshima et de Nagasaki détruites par l’arme atomique en août 1945.
La reconstruction d’après-guerre et une croissance économique importante caractérisent la dernière partie de l’ère Shōwa. Les années 1960 connaissent le militantisme communautaire, les remises en question de l’élite et les manifestations étudiantes dans tout le pays. Des photographes comme Hamaguchi Takashi mettent en lumière les constants et violents affrontements entre les forces de l’ordre et les protestataires étudiants ou ouvriers. Les Jeux olympiques de Tokyo et Expo ‘70 galvanisent la population pendant que la cité continue de croître et de s’urbaniser. C’est dans ce cadre que sont prises des milliers de photographies, vouées à immortaliser le quotidien de gens ordinaires. En 1963, la société Konica (Konica Minolta Inc., aujourd’hui) lance un appareil-photo à exposition automatique, ce qui rend la photographie accessible à un grand nombre de personnes. La photographie devient vite un passe-temps national alors que renaissent les magazines dédiés à cet art.
Trois femmes figurent parmi les photographes exposés : Toyoko Tokiwa, Mao Ishikawa et Miyako Ishiuchi. La Loi sur les chances égales d’emploi est adoptée en 1985 et impose l’égalité entre travailleurs, sans égard au genre; l’ère Heisei (le règne de l’empereur Akihito) prend le relais de l’ère Shōwa et les femmes se font nettement plus nombreuses derrière l’appareil-photo. Dans la société patriarcale de l’ère Shōwa, une photographe était d’office une pionnière. Tokiwa, Ishikawa et Ishiuchi se sont établies respectivement à Yokohama, Okinawa et Yokosuka, et non à Tokyo, pour jeter un regard féminin sur l’existence des Japonais plutôt que sur des sujets en vogue, comme les quartiers chauds ou la vie au contact des militaires américains.
Autoportrait (série des actrices) : d’après Hara Setsuko (1996), de Yasumasa Morimura, clôt l’exposition. Renommé pour ses autoportraits où il revêt l’apparence de personnages historiques ou des sujets de toiles célèbres, Morimura contemple ici le visiteur sous l’apparence qu’avait Setsuko Hara dans une des scènes de Voyage à Tokyo. Né après la guerre et vivant dans l’ère Heisei, il s’incarne, au-delà de la différence physique et du passage du temps, en une femme qui assume le poids de l’époque précédente. L’artiste nous somme ainsi de nous questionner sur la pérennité d’enjeux sociaux qui n’ont plus rien d’immuable, qu’il s’agisse de genre, de race ou d’idéologie. Après l’éclatement de bulles économiques et la remise en cause de bien des valeurs, Morimura – sous les traits d’Hara – nous fait reconsidérer le Japon de l’ère Shōwa, la période des grands bouleversements du XXe siècle.
Hanran. Photographie japonaise du XXe siècle, organisée par le Musée des beaux-arts de Yokohama en collaboration avec l’Institut canadien de la photographie du Musée des beaux-arts du Canada, est à l'affiche au Musée des beaux-arts du Canada du 11 octobre 2019 au 22 mars 2020. Partagez cet article et n’oubliez pas de vous abonner à nos infolettres pour connaître les dernières informations et en savoir davantage sur l’art au Canada.