Voyage, de Carl Beam : entrevue avec Greg Hill

Carl Beam, Voyage (1988), bois peint, 530 x 308 x 310 cm installé. Don du Council for Canadian-American Relations, 2010, grâce à la générosité de Steven J. Orfield. Musée des beaux-arts du Canada. © Succession Carl Beam, (Copyright Visual Arts-CARCC, 2022) Photo : MBAC

Carl Beam (1943–2005), de la Première Nation de M’Chigeeng, était un artiste contemporain canadien de réputation internationale, connu pour la puissance de ses récits. Ses œuvres, qui généralement intègrent de multiples niveaux de texte et d’images sur toile ou autres matériaux, suscitent la réflexion et traitent d’un large éventail de références culturelles, historiques et politiques.

L’une des quelques sculptures de Beam, Voyage (1988), est présentée dans le cadre de la nouvelle exposition du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), Art canadien et autochtone : de 1968 à nos jours. Le bateau blanc squelettique est une maquette au 1/5e de la Santa Maria, l’un des navires de Christophe Colomb pour sa traversée de l’Atlantique en 1492. L’imposante sculpture était un élément central du « Projet Christophe Colomb », de Beam, un groupe d’œuvres créées sur une période de cinq ans pour reconsidérer l’arrivée des Européens dans les Amériques, et comme réplique aux célébrations du 500e anniversaire de sa venue en 1992.

En 1989, Beam déclarait à propos de cette pièce : « L’idée de construire un navire semblable à ceux de Colomb [...] n’a rien d’un hommage à la navigation ou à la menuiserie; j’ai plutôt tenté de voir s’il était possible d’exprimer l’idée de la navigation ou de l’aspiration à autre chose à travers le voyage – l’idée d’un voyage vers une destination inconnue. »

En 2010, le MBAC a organisé une rétrospective consacrée à Beam, intitulée simplement Carl Beam. À travers des œuvres comme Voyage et le tableau L’iceberg nord-américain (1985), également à l'affiche dans les salles d’art canadien et autochtone, l’exposition s’intéressait au legs d’un artiste qui n’a pas seulement exploré les tensions persistantes entre Premières Nations et Européens, mais qui a également porté un regard franc sur ce que signifie être autochtone aujourd’hui au Canada.

Dans cette entrevue, Greg Hill, conservateur principal Audain de l’art indigène, parle de l’importance de Voyage et de la façon dont l’œuvre s’insère dans le récit tissé par Art canadien et autochtone : de 1968 à nos jours.

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Magazine MBAC : Vous avez recommandé l’acquisition de cette sculpture par le MBAC en 2008. Qu’est-ce qui vous a frappé dans cette œuvre, et en quoi est-il important pour le MBAC de l’avoir?

Greg Hill : Carl n’a réalisé que peu de sculptures, contrairement à sa production volumineuse dans d’autres techniques, en particulier la gravure; c’est donc une rareté et un objet aussi majestueux qu’impressionnant. Même s’il s’agit de la coque d’un navire vidée de sa substance, et si l’on considère qu’il s’agit d’une épave, le fait qu’elle soit peinte en blanc lui donne une tout autre présence. Parfois les gens la voient comme un squelette, peut-être un squelette de baleine. C’est la première impression visuelle chez beaucoup, celle d’un bateau blanc éventré. La sculpture soulève de nombreuses questions. Elle vous saisit, vous force à vous interroger et à réfléchir. Beam avait notamment pour habitude de dire qu’il faisait de l’art pour les gens qui pensent.

MMBAC : Quels sont les grands thèmes qu’aborde Beam avec Voyage?

GH : Ça tourne autour de l’idée de s’aventurer dans l’inconnu. Carl y voyait une dimension pédagogique. Il pensait que c’était un élément important à prendre en considération et à valoriser : le fait d’accomplir quelque chose, d’être courageux, de prendre un risque, de défier son propre savoir. Quand Colomb s’est embarqué à bord du Santa Maria, le voyage était risqué, la vie de l’équipage était menacée. Personne ne savait s’ils allaient naviguer au-delà des limites de la Terre. La sculpture faisait partie d’une exposition, le Projet Christophe Colomb, en 1992, qui remettait en question les célébrations du 500e anniversaire de l’arrivée de Colomb dans les Amériques. Le projet était une nouvelle lecture des conséquences de l’histoire coloniale qui a suivi. Il y a une portée très critique dans son travail. C’est ce qu’évoque cette sculpture.

MMBAC : La sculpture n’est pas une technique de prédilection pour Carl Beam. Savez-vous pourquoi il l’a choisie néanmoins pour raconter cette histoire?

GH : Les artistes ont des idées bien précises à propos de ce qu’ils veulent réaliser, ce qui parfois les fait sortir de ce qu’ils maîtrisent ou de leur pratique habituelle. Il s’agissait, d’une certaine façon, d’un voyage pour Carl également, de créer une pièce qu’il n’avait pas pu faire jusqu’alors, ou qu’il n’aurait normalement pas pu faire. Il a travaillé avec un charpentier pour cette sculpture, qui était un défi important pour lui. Cela représentait un investissement en temps et en ressources, en ressources financières, donc un certain niveau de risque pour un artiste. C’est toute une responsabilité, la taille de cette œuvre. Voilà en partie pourquoi elle est arrivée au MBAC. La sculpture a été conservée dans un entrepôt au Minnesota, puis dans une des demeures du propriétaire pendant plus de dix ans. Celui-ci en a fait don au MBAC parce qu’il pensait que sa place était au Canada, avec les autres œuvres de Carl.

MMBAC : Le MBAC a acheté L’iceberg nord-américain de Beam en 1986. Il semblerait que ce soit la première œuvre d’un artiste des Premières Nations à faire partie de la collection d’art contemporain. Carl n’aimait pas qu’on fasse cette distinction, parce qu’il pensait que l’acquisition pouvait être perçue comme ayant été motivée par des considérations politiques. Comment Carl Beam percevait-il son œuvre, en tant qu’artiste et Anishinaabe?

GH : Carl a connu un environnement difficile. On était au plus fort de la politique identitaire, et c’était aussi une période où les artistes autochtones militaient activement pour avoir accès aux galeries et musées d’art, pour que leur travail figure dans des collections de beaux-arts, et pas seulement dans celles des musées ethnographiques. En même temps, ces artistes voulaient être reconnus comme artistes, d’abord et avant tout. Voir un acte politique dans l’achat par une institution collectionnant l’art d’une œuvre contemporaine autochtone était une réaction malheureuse pour ce qui aurait autrement été perçu comme une acquisition aussi importante que nécessaire.

Certains tenaient à affirmer : « Nous sommes des artistes, et voulons être reconnus d’abord comme artistes. Et il se trouve que nous sommes des artistes qui sont également autre chose ». La situation a évolué; aujourd’hui, beaucoup d’artistes disent plutôt : « Je suis Autochtone et fier/fière de l’être, et je fais de l’art. À vous de me reconnaître comme je suis si vous voulez que mon travail figure dans votre collection ». C’était un temps où les artistes étaient un peu forcés de faire passer leur identité au second plan. De nos jours, ils n’hésitent plus à affirmer haut et fort qui ils sont. Cela signifie également que les artistes se définissent aussi par l’appartenance tribale spécifique et qu’ils laissent de côté les termes génériques, revendiquant encore plus leur subjectivité.

MMBAC : Parlez-nous de l’emplacement qu’occupera cette sculpture dans les salles d’art contemporain nouvellement réaménagées. Comment doit-on comprendre le choix de cet emplacement?

GH : C’est un lieu très inspirant; l’espace lui-même a une très forte présence. La salle de la Donald E. Sobey Family est un très grand atrium. Il y a des fenêtres qui donnent sur la promenade Sussex, et ces fenêtres font environ 18 mètres de haut, la hauteur de la salle. On peut également voir la sculpture d’en haut, du deuxième étage. Elle va vraiment frapper les esprits ici, au centre de cette vaste pièce. Il y a une belle relation avec l’architecture et les autres œuvres dans les espaces adjacents. Par exemple, si vous regardez Voyage, puis levez les yeux vers les salles d’art contemporain à l’étage, vous découvrirez Transmutation (2000) et Vienne (2003), de Brian Jungen, deux sculptures suspendues qui évoquent des squelettes de baleines, mais qui sont faites en chaises de jardin en plastique. Il y aura un lien fort entre ces œuvres et Voyage. Ce sera à la fois austère, beau et contemplatif, et invitera au genre de réflexion que Beam voulait susciter chez les gens.

MMBAC : Est-ce que Voyage influencera d’une manière ou d’une autre la perception qu’auront les visiteurs de tout ce qu’ils verront d’autre dans les salles réaménagées?

GH : Les visiteurs peuvent la voir comme une métaphore pour le projet tout entier, dont la trame est une percée dans l’inconnu, une réunion des cultures et les aspects positifs de tout ce qui s’en est suivi. On y explore la création qui en est née, qui est elle aussi du voyage que les gens de l’île de la Tortue (l’Amérique du Nord) ont entrepris – et dont le Canada, jeune nation de cette île, a été. Les salles ont été entièrement déconstruites et reconstruites. Il y a une intégration nouvelle et plus en profondeur de l’art autochtone, plus d’œuvres autochtones, à la fois dans les salles d’art historique et dans les salles d’art contemporain. Cela va générer curiosité, dialogue, et finalement nouvelles conversations.

MMBAC : Compte tenu du point de vue de Carl Beam quant aux motivations sous-jacentes à la première acquisition d’une de ses œuvres par le MBAC, et du fait que son travail a été qualifié de « post-indien », pensez-vous que l’intégration de l’art autochtone aux salles d’art historique et contemporain est quelque chose qu’il aurait approuvé?

GH : Je crois que Carl Beam aurait adoré débattre de cette question, des pour et des contre, et avoir une discussion très franche, peut-être un rien explosive, sur ce qui se passe. Je pense qu’il soutiendrait ces efforts, ainsi que le dialogue et la conversation qu’ils créent.

Voyage, de Carl Beam, est présenté dans la salle d’art contemporain B105 du Musée des beaux-arts du Canada. On peut voir L’iceberg nord-américain dans la salle d’art contemporain B101.

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