Moyra Davey
Tout au long de sa carrière, l’artiste canadienne Moyra Davey, installée à New York, a exploré les relations entre photographie et langage et entre image fixe et en mouvement. L’exposition Moyra Davey. Les fervents, au Musée des beaux-arts du Canada, suit les nombreux virages, expérimentations et redécouvertes autour d’archives personnelles, lesquelles nourrissent la pratique de l’artiste depuis les années 1970. Des œuvres de la collection du Musée sont également présentées comme une « exposition dans l’exposition », hommage aux artistes comme Walker Evans et Gabor Szilazi qui ont fasciné Davey au fil des ans.
En tant que conservatrice de la photographie, j’ai découvert le travail de Davey à l’occasion de l’exposition Le document moderniste, présentée dans le cadre du Mois de la Photo 1999 à la Galerie d’art Leonard & Bina Ellen à Montréal. Organisée par feue Nancy Shaw, l’exposition traitait de la capacité de la photographie à fonctionner comme un enregistrement et une autorité et, réciproquement, à remettre en question ces rôles mêmes à travers les explorations artistiques de la perception, de la subjectivité et de la connaissance. La contribution de Davey consistait en une création tirée de sa série Books and Dust [Livres et poussière] (1999). Shaw était intriguée par la « cartographie » photographique réalisée par Davey de piles de livres dans son environnement privé, s’émerveillant de la richesse formelle de cette imagerie et de son investissement psychologique dans la « collecte, la documentation et la compréhension du savoir ». Les images reflétaient une forme d’opposition, la promesse d’organisation et de stabilité narrative, et peut-être d’instruction, des livres étant contrée à la fois par leur disposition informelle sur les tables et les étagères et par la couche de poussière.
À mes yeux, la concentration de Davey sur son environnement immédiat était le prolongement d’une investigation féministe dans un contexte de femmes au cœur de la sphère domestique. Son choix de présenter des traces d’activités humaines – et non le sujet humain lui-même – rejoignait les proscriptions féministes d’objectification du corps à travers le regard photographique. Et pourtant, les livres étaient corporels et la poussière, pleine d’allusions à la mortalité.
Dans le même registre, sa série Copperheads [Têtes de cuivre] (1989–1990) était composée d’images à l’objectif macro de cents américains dont les surfaces marquées et creusées attiraient l’attention sur leur manipulation par d’innombrables personnes. L’accent mis par Davey sur le matériau est devenu plus marquant au cours des années 1990 et au début des années 2000, alors que la photographie passait de l’analogique au numérique. Ses œuvres en couleur, y compris sa série Newsstands [Kiosques à journaux] (1994) faisaient ressortir les espaces intérieurs, psychologiques. Toutes deux privilégient la présence tenace de l’objet. Les espaces exigus des kiosques à journaux, avec leurs piles de quotidiens, présentoirs de revues et tas d’objets comme les friandises et les cigarettes, sont également une déclinaison du cadre familial où les étagères grouillent de livres, de disques vinyles, de récepteurs stéréo et de cassettes VHS.
Dans ses toutes premières œuvres, de la fin des années 1970, Davey prenait pour sujet ses sœurs et ami.e.s, ainsi que des parties du corps étroitement recadrées. Le corps a par la suite disparu pour ne réapparaître qu’avec la présence de l’artiste dans ses vidéos. Chose plus importante, le corps s’est enraciné dans la voix. Davey fait les cent pas dans son appartement, inlassablement, déclamant de longs récits d’après des textes préparés. Auparavant mis en scène à travers l’aspect fragmentaire de la photographie et sa condition d’immobilité, cet imaginaire est maintenant mis en mouvement grâce à la vidéo. Écriture et création d’images fusionnent dans la parole, le spectateur étant entraîné par les pérégrinations visuelles et littéraires de l’artiste. Des fragments d’histoires s’entrecroisent et des images d’images surgissent et s’évanouissent parfois, entretenant une relation énigmatique avec la narration. L’objectif – vidéo et photo – fonctionne comme un dispositif de mise au point et de concentration, le cadrage, le mouvement et la fébrilité de l’œuvre reflétant des états d’existence et de conscience.
En 2007, un autre tournant dans le travail de Davey s’est produit, avec la série de photographies postées. L’artiste a plié, collé et posté ses photographies à différents destinataires, les a récupérées et exposées en grilles. Le fait qu’elle utilise le service postal ne cadre pas avec une époque où le courriel est roi. Les traces d’interactions que laisse la voie postale, les carrés de ruban adhésif déchirés, les bavures d’encre et les petites salissures des pliures mettent toutefois en relief l’étendue du divorce à l’ère numérique entre la communication et le contact physique humain. La matérialité des photographies a été accentuée par le choix de présentation : elles n’étaient ni encadrées ni mises sous verre, mais simplement épinglées au mur. Les œuvres soulignaient une des caractéristiques essentielles du médium photographique : sa « condition d’objet » et, par conséquent, sa fragilité et sa vulnérabilité.
Des portraits plus récentes d’humains et d’animaux expriment également cet état. Produites sous forme d’épreuves à la gélatine argentique, les photographies sont ancrées dans ce que l’on qualifie aujourd’hui de « procédés historiques ». Les épreuves à la gélatine argentique et au jet d’encre sont cependant radicalement différentes. La première est réalisée grâce à la texture du papier et les actions de la lumière et des produits chimiques sur les composés d’argent, alors que la seconde est un procédé par encre appliquée. Le résultat est que les portraits à la gélatine argentique revêtent une sensibilité et une substantialité différentes. Finalement, à mes yeux, la technique choisie par Davey concorde avec sa présentation ouverte du sujet. Toutes deux accentuent mutuellement la présence physique. En tant qu’images fixes, les œuvres maintiennent le spectateur dans un environnement de plaisir visuel et véhiculent une profonde estime de la technique photographique.
Les portraits d’humains sont aussi animés d’une dimension de nostalgie : celle d’une femme plus âgée retournant son regard vers les corps d’hommes plus jeunes, celle de l’amour d’une mère pour son fils, celle du bonheur de regarder à travers la lentille photographique et pas seulement l’envie de la photographe, mais aussi celle du sujet. Ultimement, il y a une joie dans l’image, entité vivant sa propre vie, objet de contemplation et d’admiration, existant avec la capacité à réunir autour d’elle des histoires, aujourd’hui et pour l’avenir.
Moyra Davey. Les fervents est à l’affiche au Musée des beaux-arts du Canada du 1 octobre 2020 au 3 janvier 2021. Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada.