Paul P. : Les quasi-idylles queers
Mon travail est traversé de courants tragiques, bien que ceux-ci puissent être à première vue imperceptibles. Les portraits de jeunes hommes à l’identité et au destin inconnus qui forment le point de départ de ma pratique sont tirés de magazines érotiques gais, en particulier ceux parus entre la fin des années 1960, époque qui a vu naître le mouvement de libération gaie, et le début des années 1980, avec l’avènement de la crise du sida : une période de liberté provisoire. Sans ce contexte, les tableaux, dessins et gravures que je crée – tous systématiquement réalisés selon les codes esthétiques du XIXe siècle – peuvent sembler traduire des sentiments nébuleux d’attirance et de désir qui ne sont pas forcément reliés au queer ni à la tragédie culturelle.
En art, la beauté esthétique est souvent un véhicule pour des motivations personnelles, et donc aussi sociales et politiques. Dans ma pratique artistique, je reconduis ces modes d’insinuation. Mais envisagée dans le contexte des histoires sociales queers, ma démarche peut aussi s’inscrire dans la mouvance de l’art identitaire et des politiques de l’identité, que j’ai découverts dans le cadre de mes études dans les années 1990, et qui ont nourri mon désir de devenir un artiste. En résulte une tension issue du clivage entre le caractère cryptique de mon art et son aspect plus culturellement énonciatif.
Je m’intéresse à l’homosexualité telle qu’elle existait à l’époque de sa criminalisation, et aux stratagèmes déployés pour l’exprimer envers et contre tout. Dans mon travail, j’allie l’énergie de l’industrie pornographique gaie semi-illégale du milieu des années 1970 avec la posture subversive des dandys du tournant des XIXe et XXe siècles. En employant les codes visuels discrets des seconds pour représenter le contenu ouvertement sexuel de la première, mon art combine l’implicite et l’explicite – deux méthodes historiquement distinctes avec des visées divergentes et incompatibles – pour représenter le désir homosexuel dans l’art. La forme implicite, qui a prévalu pendant des siècles, se caractérisait par un ensemble de sensibilités. Avec son tourbillon de sous-entendus, de codes secrets et de clés de lecture, avec ses voiles et ses faux-fuyants, elle demeurait illisible aux yeux des censeurs comme des noninitiés, permettant aux peintures et aux écrits queers d’esquiver l’appréhension. Cette tactique a assuré la survie de toute une sous-culture et a été une source intarissable d’esthétiques queers.
Une forme d’expression explicite et assumée s’est mise à gagner en intensité à partir des années 1960 et a fini par provoquer une crise de conscience chez beaucoup d’artistes queers, alors que l’urgence et l’horreur du sida – en particulier les ravages physiques manifestes de la maladie sur les corps queers – ont supplanté la stratégie de survivance devenue esthétique de communication implicite et codée. Mon travail tente un rapprochement ténu entre ces deux modes d’expression – l’historique et le contemporain.
Je suis né en 1977, et ma conscience de moi-même s’est donc développée parallèlement à celle de la crise du sida. Comme pour tant d’autres membres de ma génération, cela a laissé chez moi l’impression d’un lien inextricable entre le sexe et la mort. Combler un désir revenait ainsi à conclure un pacte tacite avec le destin. Daniel Reich (1973–2012), le galeriste new-yorkais qui me représentait, a écrit, à l’occasion de la dernière exposition que nous avons montée ensemble : « Fort malheureusement, le sida était un excellent sujet télévisuel, tandis qu’un univers culte et sexualisé faisait son apparition retentissante dans les salles à manger, où les téléspectateurs dînaient avec un plateau devant la télévision. […] Ce n’était pas illogique pour eux de conclure qu’être gai, c’était être condamné à mort voire, du point de vue d’une faction vociférante, porter la marque de la damnation. » Le sida avait lié encore davantage Eros et Thanatos, consolidant la vieille association entre l’amour homosexuel et le dénouement fatal.
Une photographie représentant un jeune homme nu prise par un autre homme en 1977 est un artefact appartenant à une culture anéantie ; un linceul voile l’avenir inconnu de l’artiste comme de son modèle. Le potentiel non réalisé est souvent vu comme une tragédie propre à la jeunesse. Il y a bien longtemps que l’art a fait de celle-ci un code en soi, et ses représentations symbolisent la vitalité, la naïveté, les possibles et le renouveau. Cela demeure vrai pour l’art queer, mais il serait erroné de présumer que les jeunes hommes qui y sont dépeints n’incarnent que la nubilité. Afin d’assurer sa libre circulation dans l’art, le désir homosexuel se camouflait sous l’apparence de dieux grecs, de martyrs religieux, d’aristocrates flamboyants, de figures de l’histoire antique et platonicienne, et revêtait la peau de la jeunesse : Mercure, ou Hermès, sculpté en homme d’âge mûr aurait été trop ardent, trop révélateur. Dans mon travail, le jeune homme est doublement spectral : son image, un fantôme issu des archives de la ressemblance à de vraies personnes, est représentée selon un cadre étroit et révolu qui servait jadis de substitut pour l’amour et la dévotion au sens large.
À l’époque victorienne, la conception de l’homosexualité est passée des actes aux traits de personnalité. En raison des lois répressives qui faisaient craindre le châtiment, les artistes qui cherchaient à représenter l’homoérotisme dans leurs œuvres le faisaient en déployant tout un arsenal complexe d’inflexions, d’allégories et d’inférences. À la fin du XIXe siècle, le dandy se caractérisait de plus en plus par un habillement recherché et efféminé, et un comportement maniéré. Il en est venu à incarner le désir homosexuel implicite dans l’art, et sa présence physique représentait une forme d’irrévérence. Dans son ouvrage Children of the Sun: A Narrative of Decadence in England after 1918, paru en 1976, le chercheur britannique Martin Green avance que le personnage du dandy est marqué par une dualité frappante : « le refus audacieux du principe de réalité, l’affirmation osée du style, de l’aristocratie et de l’art », et inversement, « la fragilité de l’entreprise, son simple ludisme, sa défaite annoncée ». Fasciné que je suis par cette dualité – celle d’une figure incarnant à la fois le courage et la déroute –, le dandy (que je considère comme un terme non genré) et le dandysme comme métaphore sont des constantes dans mon art et dans mon écriture.
En tant que stratégie de révolte artistique ou politique, le dandysme est largement dépouillé de sa puissance d’autrefois. De même, l’art qui communique sotto voce entre personnes queers, tout en tentant de demeurer incompréhensible aux autres, est devenu une tactique presque superflue. La question qui se trouve au cœur de ma pratique est la suivante : que peut-on apprendre de ces vastes dépôts de sensibilités, de leur montée comme de leur déclin ? Leurs échos peuvent-ils servir à nous rappeler la vulnérabilité de nos libertés actuelles ?
À partir de la fin des années 2000, sous l’impulsion de mon attrait pour ces fragiles époques du passé et du présent, ma pratique s’est étendue de la figure aux paysages. Des œuvres littéraires et artistiques du XIXe siècle créées par des artistes et écrivains comme Marcel Proust et John Singer Sargent, m’ont mené à des images de Venise, tandis que mon intérêt pour le milieu pornographique des années 1970 m’a mis sur la piste de Venice Beach, en Californie. J’ai entamé un autre projet de comparaison systématique, peignant en plein air, ou alors à partir de photographies personnelles et d’autres sources visuelles (tableaux, films, etc.) de différentes époques. Mes images, parfois abstraites, reprenaient des éléments de l’architecture vénitienne, dépeignant du linge suspendu à sécher dans les ruelles au stuc coloré, les draps remuant dans le vent et les ombres qu’ils jetaient. Si je créais désormais des œuvres dont les figures étaient absentes, je sentais que les ténèbres et le brouillard, les effets environnementaux que je consignais sur la toile, renfermaient eux aussi une forme de sensualité corporelle.
Les canaux, les passages sombres et les fenêtres de Venise que je dessine et peins sont emblématiques des effets psychologiques bien connus que provoque la ville – des portails provoquant un éloignement des mœurs sociales, une réinvention de soi-même et un abandon au fantasme et au danger. La ville était l’espace de la transformation, et à la fin du xixe siècle, elle est devenue une contrée d’exil reconnue pour beaucoup de personnes queers. L’autrice Daphne du Maurier, qui menait une double vie romantique, employait l’adjectif « Vénitien » pour désigner le lesbianisme ; lorsqu’elle entamait une nouvelle aventure avec une femme, elle affirmait « aller à Venise ». Venice Beach était également dotée de plusieurs de ces caractéristiques chimériques, un jeu visuel entre l’eau et la lumière et une population portée sur le carnavalesque. Vers la fin des années 1970, ce paradis de surfeurs a vu naître un milieu aux mœurs tout aussi légères, avec l’établissement de l’industrie pornographique gaie, devenant ainsi un espace quasi idyllique pour les personnes queers.
À la recherche d’époques disparues, aucun écho n’est trop faible. Celui-ci retentit peut-être parmi les gondoliers, ces êtres emblématiques de Venise qui font partie de sa population véritable ; non pas ceux qui transportent des touristes, mais bien ceux-là qui, au repos, peuplent les canaux et l’imaginaire des badauds. À Venice Beach, c’est le surfeur qui est l’objet du fantasme régional. Sa combinaison est tout aussi visuellement mémorable que le chapeau à bords plats et la marinière du gondolier. Un surfeur portant sa planche, sa combinaison retombant autour de sa taille, les bras ballants, forme une silhouette énigmatique, avec ses accessoires qui en sont aussi indissociables que la gondole et l’aviron du gondolier. Tous les deux, ils flânent en attendant une occasion, en harmonie avec le monde qui les entoure.
Comme le démontrent les lithographies (et une peinture sur papier) comprises dans l’exposition Amor et Mors, ce qui m’attire, ce ne sont pas les images du surfeur dans le feu de l’action, alors qu’il dompte une vague déferlante, mais bien celles qui le montrent attentif, aux aguets, ou encore langoureux à la fin d’une journée où il a répété sans relâche son rituel. Je retourne à la figure du surfeur qui se fait ballotter par les vagues au large, comme à une analogie : sa tête et sa planche ne sont qu’un point à l’horizon, où ils attendent un signe, avec une patience désormais devenue rare, leurs orteils qui frôlent l’eau en contrebas sont des antennes sur le point de capter une vibration étrange, une ondulation qui se distingue parmi des milliers, annonçant une vague qui vaut la peine d’être montée.
La patience du surfeur, ou son impatience – les deux se confondent, en mer –, m’a toujours paru semblable à celle des artistes dans leur atelier, avec leurs obstacles et leurs faux départs, s’accrochant à l’espoir de créer une image complète et magnifique du premier coup. Pour l’artiste (tout comme pour le surfeur), la réussite n’est jamais une libération : elle doit sans cesse être réitérée.
Paul P. : Amor et Mors est présentée au Musée des beaux-arts du Canada, du 10 février au 11 juin 2023. Partagez cet article et inscrivez-vous pour recevoir nos infolettres afin de rester au fait des plus récents articles, expositions, nouvelles et événements, et pour en savoir plus sur l’art au Canada.