Paysages réels et imaginaires. Œuvres sur papier de cinq artistes contemporains


Gu Xiong, La barricade de bicyclettes, le 4 juin 1989, 1990, encre et acrylique sur quatre feuilles de papier vélin, 251 x 600 cm total; feuille : 251 x 150 cm chacune. Musée des beaux‑arts du Canada, Ottawa. Photo : MBAC

Dans une présentation spectaculaire à la salle d’art contemporain B109 du Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), Rhiannon Vogl, conservatrice associée de l’art contemporain au MBAC, a réuni onze œuvres sur papier de cinq artistes du monde entier, qui évoquent des paysages, réels ou imaginaires. Les pièces, réalisées à la mine de plomb, au transfert holographique, à l’encre, à l’acrylique ou à l’impression à jet d’encre, expriment non seulement l’idéal et l’idéalisé, mais aussi cinq notions du lieu très distinctes.

« Certains des artistes exposés ici, explique Vogl en entrevue à Magazine MBAC, tracent des espaces psychogéographiques dans la ville. D’autres évoquent la relation à l’environnement naturel, tandis que plusieurs suggèrent des discordances mouvantes dans les liens que nous entretenons avec les deux. Pour moi, il était également intéressant de travailler plus particulièrement avec des œuvres essentiellement en noir et blanc de la collection. L’installation devient alors un jeu sur le motif et le trait, ainsi que sur l’échelle, les œuvres dépeignant le monde à la fois dans son immensité et ses menus détails. » 

Une des œuvres les plus touchantes est la monumentale Barricade de bicyclettes, le 4 juin 1989 (1990), de l’artiste sino-canadien Gu Xiong. Le titre de l’œuvre, laquelle se déploie sur quatre feuilles de papier de 2,5 x 1,5 mètres chacune, fait allusion à la dernière journée des manifestations de la place Tiananmen en 1989 à Beijing.

Comme le montre cette pièce, une barricade de bicyclettes érigée par les manifestants n’était pas de taille devant les chars d’assaut du gouvernement. Les débris de roues, guidons, selles, dérailleurs, pédales et cadres sont pêle-mêle dans un chaos à la Guernica, avec des sillons profondément creusés par les deux chenilles d’un char dans l’amoncellement. 

La barricade de bicyclettes a même une résonance encore plus grande quand on sait qu’elle porte en elle une partie de l’histoire personnelle de l’artiste. Envoyé à la campagne pour « rééducation » lors de la Révolution culturelle chinoise en 1972, Gu Xiong ne retrouvera sa ville du Sichuan que quatre ans plus tard. Après avoir obtenu un baccalauréat et une maîtrise en beaux-arts de l’institut des beaux-arts du Sichuan, où il enseigne également, il doit en définitive fuir le pays en 1989, suite à sa participation à l’exposition Chine/Avant-garde à Beijing et aux manifestations de la place Tiananmen.


Janice Kerbel, Laverie. Jardin suspendu, 2005, épreuve au jet d'encre sur papier vélin, 87.8 x 122.7 cm. Musée des beaux‑arts du Canada, Ottawa. Acheté en 2006 avec le Fonds Joy Thomson pour l’acquisition d’oeuvres d’art de jeunes artistes canadiens, Fondation du Musée des beaux‑arts du Canada. Photo: MBAC

On verra aussi sept dessins de la série Jardins climatiques sur mesure (2005) de Janice Kerbel, qui rappellent des jardins imaginés pour des bâtiments, dont une laverie, un bureau à espace décloisonné et un restaurant tournant. Déclinés en une palette envoûtante de cercles qui se chevauchent, les dessins ne sont pas seulement visuellement esthétiques, mais donnent aussi des informations concrètes sur chaque jardin conçu sur mesure, dont le type de plantes à cultiver, la fréquence de l’arrosage et l’éclairage approprié. 

Pour réaliser cette série, l’artiste canadienne a collaboré avec un centre de recherche climatologique de l’University of East Anglia, à proximité de Londres, en Angleterre, où elle vit et travaille aujourd’hui. Se fondant sur des recherches conduites, entre autres, par la NASA sur la capacité des plantes à filtrer l’air et à en éliminer les polluants, Kerbel propose des jardins pour neuf environnements différents, choisissant, par exemple, des plantes appréciant les milieux humides pour un gymnase, et d’autres ayant un grand besoin de lumière pour un jardin victorien en gradins. L’artiste, parlant de cette série, note qu’« il y a une contradiction au cœur même de notre rapport aux changements climatiques. Nous avons des ambitions utopiques, sapées par des habitudes dystopiques ».


Pia Linz, Mile End Park, 2006, mine de plomb sur papier vélin, 150 x 300 cm. Musée des beaux‑arts du Canada, Ottawa. © Pia Linz. Photo : Avec l’aimable permission de l’artiste

Choisissant une approche moins utilitariste du paysage bâti et naturel, l’artiste allemande Pia Linz crée, avec Mile End Park (2006), un dessin à la mine de plomb éthéré, presque onirique, d’un vaste parc public de Londres, en Angleterre. Si, de prime abord, le dessin de trois mètres de long évoque des esquisses préparatoires pour un paysage des XVIIIe et XIXe siècles, sa construction est de loin plus élaborée.

Dans le cadre d’une bourse de recherche en 2005–2006 à Londres, Linz revisite un système de dessin cartographique dont elle s’était servie une vingtaine d’années plus tôt. Mesurant de façon systématique l’immense terrain, elle marche à la limite du parc le long du canal et cartographie intégralement les lieux, ramenés à l’échelle des 2403 foulées qu’elle fait en suivant la rive. Elle prend également de nombreuses photographies numériques, en plus de réaliser quelque quarante « études de mesure et de réflexion ». Ses études sont menées depuis divers points d’observation, et comprennent souvent des détails comme un mégot de cigarette ou une simple feuille d’arbre.

Le dessin final a été exécuté selon une perspective en plongée. L’interaction humaine est aussi un élément important dans la genèse de l’œuvre. En plus d’apprendre que le parc avait peut-être été détruit par l’aviation allemande au cours de la Seconde Guerre mondiale, Linz va également découvrir la présence de plusieurs habitats humains établis, dont notamment une partie peuplée de navetteurs et une autre servant de repère à des bandes de jeunes.


Los Carpinteros, Pont Brisé, 2008, aquarelle sur mine de plomb sur papier vélin, 200 x 280 cm. Musée des beaux‑arts du Canada, Ottawa. Photo: MBAC

Le diptyque Pont brisé (2008), du collectif d’artistes cubains Los Carpinteros, pour sa part, est résolument politique. Connus pour leurs installations, dessins et sculptures à la fois humoristiques et critiques du statu quo, Los Carpinteros (qui signifie « Les charpentiers ») empruntent souvent leur langage visuel au dessin d’architecture et aux métiers du bâtiment.

Le diptyque grand format à l’aquarelle, décliné en tons de terre atténués, montre un pont autoroutier en béton à plusieurs voies dont une partie centrale s’est effondrée. Sa présence semble quelque peu mystérieuse dans ce paysage désertique. Qu’était-il censé enjamber? D’où vient la route? Où va-t-elle? Et, le plus important : qu’est-ce qui a causé sa défaillance?

C’est alors que l’observateur se rend compte que le pont semble être construit non pas avec de l’acier et du béton, mais avec une étrange mixture aux allures de mélange de nougat aux amandes, de noix et de bonbons de maïs. Ajoutant à la subtile raillerie à propos de la planification du gouvernement cubain, le remplissage en sucrerie a été reproduit dans un motif semblable au symbole architectural international standard utilisé pour le béton.


Olia Mishchenko et Sandy Plotnikoff, 11:11 (Usine de No Can Pop) [détail], 2010–2012, trois feuilles; plume et encre avec holographiques et encre en poudre sur papier vélin, 76.5 x 111.8 cm chaque. Musée des beaux‑arts du Canada, Ottawa. Photo : MBAC

C’est 11:11 (Usine de No Can Pop) (2010–2012), des artistes canadiennes Olia Mishchenko et Sandy Plotnikoff, qui clôt cette présentation d’œuvres sur papier de la collection nationale. Cette pièce intrigante en trois feuilles mélange plume et encre avec transferts holographiques dans des « plans » pour une usine d’embouteillage de boissons gazeuses sans contenants.

Conçus à l’origine comme partie d’une installation évoquant l’usine en question, les trois dessins à l’encre minutieux de Mishchenko sont tout ce qui reste de l’Usine de No Can Pop. Accrochées en triangle, les trois œuvres suggèrent un flux d’activité dirigé du haut vers le bas, à travers un assemblage déconcertant de tuyaux, de réservoirs, d’entonnoirs et autres dispositifs. En bout de chaîne, cependant, le liquide finit par se déverser de tous les côtés sur le sol, non embouteillé et s’évaporant dans les nuages holographiques, sur des feuilles gaufrées par Plotnikoff. C’est un non-bâtiment pour un non-produit, qui traduit les préoccupations de Mishchenko envers la consommation et les déversements industriels, ainsi que son intérêt pour des constructions aussi improbables qu’impossibles et des plans utopiques d’architectes.

« Avec des motifs complexes, un grand sens du détail, de l’humour et du récit, des symboles personnels et énormément de recherches, résume Vogl, ces artistes font du banal quelque chose d’extraordinaire, et créent tous des œuvres sur papier qui repoussent les frontières de la technique. Cette installation est aussi l’occasion de présenter et de saluer certaines des pièces de l'importante collection de dessins contemporains du MBAC. »

De tout temps, les artistes ont cherché à rendre les paysages et les structures qui les entourent, passés par le filtre de leurs propres observations, idéaux et rêves. Cette exposition au MBAC propose cinq visions très personnelles de paysages réels et imaginaires, d’un pont en nougat à une usine de non-embouteillage, en passant par un mur de bicyclettes détruites, des plans de jardins utopiques et une exploration intime d’un parc urbain. Jouant avec l’idée que leurs scénarios se sont concrétisés ou pourraient l’être, les cinq artistes démontrent que l’environnement est une construction aussi personnelle que chacun d’entre nous.

Cette exposition de onze œuvres sur papier, toutes de la collection nationale, est présentée dans la salle d’art contemporain B109 du Musée des beaux-arts du Canada jusqu’au 22 janvier 2017.

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