Prix Sobey pour les arts 2021 : Gabi Dao
Dans une salle citron vert où brillent un écran placé de biais, des sculptures accoustiques en verre se détachant en silhouettes et des rideaux de perles, nous voici immergés dans un univers hypothétique. Baignant dans une ambiance sonore éthérée, Coco – cocotier fantôme et narratrice invisible de l’installation de Gabi Dao a sentimental dissidence [une dissidence sentimentale] – demande aux autres protagonistes de l’aider à se rappeler le passé. Dans Coco Means Ghost [Coco veut dire fantôme], un poème vidéo réalisé en 2019, Dao superpose fragments d’archives, souvenirs individuels et familiaux, et interrogations persistantes liées au Vietnam, déroulant des récits sur la mémoire intergénérationnelle, tant dans ses consignations lisibles que dans ses textures profondément viscérales. L’ekphrasis cinématographique d’un homme faisant glisser la lame reluisante d’un couteau contre un cocotier miroite la question de Coco. La mémoire est-elle notre épée à double tranchant – sa charge historique est-elle la clé pour nous comprendre nous-mémes ? La médiation (les outils qui enregistrent projettent, mais occultent aussi les histoires) en est-elle une autre ? Qui et quoi a le droit de s’exprimer, et comment ? Mélange hypnotique, l’intermédialité proposée par Dao fait émerger la sensation avant la cognition, le sentiment avant le fait, dans une exploration des modes d’incarnation du savoir et de la mémoire. Comment nous nous remémorons, et dans une moindre mesure quoi, voilà qui devient une passerelle vers des reliquats somatiques dégagés de tous les non-dits que les archives officielles et les histoires construites ont négligés. L’écho de Coco résonne : « La subjectivité survit à l’idéologie avec une dissidence sentimentale. »
Gabi Dao attire particulièrement l’attention sur les formes de savoir de la contre-mémoire, les temporalités brouillées, les récits non linéaires et les vérités multiples. À travers l’image en mouvement, la sculpture, l’installation et les propriétés psychoacoustiques du son, elle met en relief les liens et ruptures entre les gens, le lieu et la matérialité à même les désordres du capitalisme tardif, exposant la persistance des passés. Dao, en défiant les logiques esthétiques contemporaines qui fonctionnent sur le mode de la connivence et du contrôle, montre à quel point nous sommes parties prenantes de formes cosmiques bien plus vastes et comment, dans tout ce brouillard, nous savons trouver des moments d’agentivité dans un univers post-vérité. Elle ouvre un espace entre les mondes : un processus qu’elle désigne sous le nom de « cinéma domestique » qui touche à la façon dont « on hérite de son histoire par la parole, l’écoute, la narration, mais aussi par le non verbal et l’inconscient psychique à travers l’esprit/le corps/l’âme, culturellement et collectivement en tant que peuple ».
Cette démarche trouve son origine dans sa vidéo de 2018 The Protagonists [Les protagonistes], et tous ses éléments s’agrègent dans son l’installation vidéo de 2019 Excerpts from the Domestic Cinema Ch. 1 and Ch. 2 [Extraits du cin.ma domestique chap. 1 et chap. 2 ], dans laquelle Dao adapte l’histoire d’immigration de son père au Canada en une expérience syncopée, stratifiée. Dao étoffe aussi considérablement sa démarche dans l’installation vidéo de 2021 Last Lost Time [Dernier moment perdu], une oeuvre collaborative qui traite des lieux contestés et entrecroisés de la production de sucre transpacifique, du capitalisme racial et de l’art.
Dans Excerpts, avec des séquences qui contestent les tropes de la perte et des traumatismes perpétués par les stéréotypes médiatiques occidentaux, Dao raconte la résilience liée à une tragédie dans un espace où s’additionnent activiés, souvenirs et attentions. « Quels sont les détails qui ressortent dans l’univers du cinéma domestique », s’interroge-t-elle dans un texte-poème qui se déroule au fil des images. Les détails, explique son père, sont complexes et s’invitent partout dans l’histoire. « Tu voudras bien m’excuser pour ça, dit-il avec pragmatisme, parce que le passé est douloureux et n’est pas encore cicatrisé. » Entouré de plantes grasses en pot et de métronomes qui font tic-tac, il lit des pages qui tombent au sol telles les feuilles au jardin. Le jardin est la toile de fond du récit : comme le pays d’origine, il suit ses propres rythmes, se remplissant de fumée à la couleur inquiétante au fur et à mesure que se déroule l’histoire. Le sens se dessine à travers une matérialité saturée, le son et une alternance de mouvements d’obscurcissement et de clarté : feuilles éparpillées sur des photos de famille, photocollage greffé à un personnage vêtu d’un écran vert et des surfaces de verre pulvérisées, se brouillant avant de s’effacer du champ de vision. « Patauger dans les fragments, le désordre, me force à passer du temps dans les imbroglios, explique Dao. C’est une façon de réduire la consommation et de trouver la lumière par moi-méme, en suivant ma propre logique pour donner un sens et une cohérence aux choses, plutôt que de laisser aux algorithmes du pouvoir hégémonique le soin de le faire pour moi ». D’anciennes vidéos familiales montrent l’artiste l’âge de cinq ans, jouant avec sa soeur et demandant : « Papa, comment as-tu fait ce film ? […] Quand je serai grande, pourrais-je en faire un ? » Il répond gentiment : « Oui, je te montrerai comment. » Perpétuant la tradition à leur maniére, ces rythmes d’instantanés familiaux, ces scènes de la vie domestique et la suite de plans où l’on voit son père s’occuper des plantes révélent à quel point la destinée et la détermination – malgré les déplacements imposés par la guerre – peuvent encore et toujours conditionner notre survie et d.boucher sur une vie remplie.
La vidéo subséquente de Dao, Coco Means Ghost, résultat d’un voyage de recherche dans le delta du Mékong au Vietnam, retrace quatre histoires d’Ông Đao Dù’a « moine à la noix de coco » fondateur d’une communauté spirituelle antiguerre à la fin des années 1960 sur l’île sud-vietnamienne de Còn Phung, connue des touristes comme le « royaume de la noix de coco ». Coco interroge les protagonistes à propos de leurs liens avec ce fruit magique et ce personnage mythique ; leurs réponses reflètent la croyance, l’aspiration et l’aliénation qui perdurent dans les complexités du lieu et de la nation. Lan, mère de l’artiste, feuillette les albums de famille, se remémorant l’implication de sa tante dans la communauté. Ông Nam, un résident de Còn Phung, et M. Lê, offrant aux touristes des visites guidées en bateau, racontent les guerres passées et présentent le contexte géopolitique actuel tout en franchissant les vagues laiteuses du fleuve Mékong, dont les miroitements et les industries transmettent aussi leurs vérités. Une équipe de recherche en biotechnologie du laboratoire de l’université internationale de Hô Chi Minh-Ville travaille à l’élaboration de variétés de coco plus résistantes pour atténuer les inégalités vécues par les producteurs de noix de coco vietnamiens dans la chaîne d’approvisionnement mondiale. Entre quelques aperçus de spécimens sous éclairage hydroponique, es spécialistes expliquent leurs motivations à améliorer les conditions de vie des propriétaires agricoles et de la société en général. Leurs liens avec Ông Đao Dù’a sont ténus, noyés dans le folklore. Notre parcours se termine à Còn Phung, site de cette magie, où nous apprenons que le gouvernement communiste a mis fin à la communauté spirituelle en 1975, après la chute de Saigon, dans un contexte de lutte opposant les forces politiques accrochées au pouvoir et la foi du peuple.
Les jeux croisés entre le traitement vidéo, les vues obliques, les réverbérations sonores et les effets moirés mis en scène par Dao éveillent d’autres perspectives sur ce que le r.cit et l’objet peuvent être. Ceux-ci communiquent à travers les métaphores de la résonance matérielle : la cloche d’un temple eté des monuments tuilés à l’heure de l’enchantement ; le grondement du Mékong, témoin de la guerre, de l’industrie et du tourisme ; le bruit répété d’une noix de coco que l’on ouvre ; tout cela faisant écho à l’absurde, à l’artificialité violente, longtemps après l’acte. Vietnam : un endroit du monde qui a déjà été celui de sa famille, calcifié par les multiples histoires coloniales, les (fausses) représentations médiatiques occidentales et un écran capitaliste des plus obscurcissant ; un espace sensoriel d’où émanent ces histoires jadis absorbées. Au milieu de ces accumulations, Dao fait résonner ce savoir culturel, hérité indirectement, à la fois inaccessible et teinté d’une résilience tenace. « Est-ce le plus près que je peux être de toi ? », demande Coco, comme pour combler la distance. « Moi et toi. “Et” est un mot entre les mondes ». Tandis que la vidéo se fond dans une image du Mékong, le sens se répand de l’écran à la sculpture : les deux silhouettes se mettent à se parler l’une l’autre par voie électronique. Taillée dans du verre architectural, chaque paire de profils – l’un tourné vers l’autre, l’autre vers l’extérieur – se superpose, leurs reflets créant un troisième être intermédiaire. On entend la mère de Dao, depuis un passé lointain jusqu’à nous, en train de s’enregistrer sur une cassette d’« amélioration de l’accent étranger » fournie aux personnes qui immigraient au Canada dans les années 1980. Son anglais a des inflexions de sincérité, de beauté ; on sent une affirmation féministe dans son langage corporel. Le verre parle avec elle, par transducteurs interposés, résonnant de sa propre matérialité. Installés entre les sculptures et ressentant leurs vibrations sonores, l’on découvre comment les histoires s’expriment à travers, entre et tout autour de ce que les humains disent.
« Je veux aménager un espace où les communautés peuvent se voir elles-mêmes », dit Dao. « Je veux regarder ce monde de la façon la plus complete qui soit : sous tous les angles. » La pratique de Dao expose ces constellations narratives de possibilités prismatiques, reprenant à son compte les traces du passé pour nourrir la résilience et les futurs envisageables. Le concept de « deux /et » exprime les langages au seuil de la perception et ceux qui s’en trouvent censément à la marge, l’artiste nous invitant à faire communiquer les mondes en dépassant les oppositions binaires dans une époque de grande division pour accepter les multiplicités de l’existence. Ces exercices démocratiques forgent les transformations des perceptions et, avec le temps, des relations entre les êtres. On peut à cet égard citer Trinh T. Minh-Ha (Brooklyn Rail, 2016) : « Pour voir une ouverture à l’évolution dans la société, il faut changer son propre regard. Ou, pour parler plus largement, pour faire évoluer les choses, il faut changer son regard sur le monde ». C’est précisément là où nous amène l’oeuvre de Dao.
L’Exposition du Prix Sobey pour les arts 2021, organisée par le Musée des beaux-arts du Canada et la Fondation Sobey pour les arts, est à l’affiche au Musée des beaux-arts du Canada jusqu’ au 20 février 2022. Le nom du lauréat ou de la lauréate du Prix Sobey pour les arts 2021 sera annoncé en novembre. Cet article a été publié à l’origine dans Prix Sobey pour les arts 2021, Musée des beaux-arts du Canada 2021. Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada.