Prix Sobey pour les arts 2021: Laakkuluk Williamson Bathory

Laakkuluk Williamson Bathory, Nannuppugut !, 2021. Peau d’ours polaire, cadre en bois, corde élastique et projection vidéo.

Laakkuluk Williamson Bathory, Nannuppugut !, 2021. Peau d’ours polaire, cadre en bois, corde élastique et projection vidéo. Collection de l’artiste. © Laakkuluk Williamson Bathory Photo : MBAC


Il fait sombre et chaud près du feu qui fait vaciller sa lumière derrière moi. Un parfum semblable à celui du cèdre embaume la pièce, et je repense à la brise vivifiante de l’automne qui s’infiltre par les fenêtres. Une bouilloire chauffe sur un réchaud de camping. Elle se met à siffler quand la vapeur commence à s’en échapper, mêlant son chant aux rires d’enfants et aux bruits de pas sur la neige craquante. Timiga nunalu, sikulu (Mon corps, la terre et la glace), de Laakkuluk Williamson Bathory, joue sur un écran de projection.

Dans cette performance vidéo, la nature bascule vers le printemps et de nouvelles pousses apparaissent. Une main glisse sur une pierre recouverte de lichens et une peau de boeuf musqué repose sur le sol, marques d’une présence humaine/animale/éthérée tout à la fois. Le cadre s’élargit, dévoilant le dos de l’artiste nue, allongée, la peau contre la fourrure étendue sur une mer de glace. Le bonheur de contempler le territoire et le corps de la performeuse (ou encore son corps comme territoire) est magnifié par le chant mélodieux de Celina Kalluk et l’instrumentation à cordes de Chris Coleman. S’attardant sur la silhouette, notre regard est soudainement surpris par celui de Laakkuluk, qui se tourney vers la caméra, le visage peint en uaajeerneq : noir avec des bandes qui laissent transparaître la peau là où les doigts ont enlevé la peinture, un triangle rouge inversé sur le front et les joues dilatées par des boules de mousse. Elle grince des dents et nous regarde fixement, nous forçant à affronter notre propre regard.

Laakkuluk Williamson Bathory, Timiga nunalu, sikulu (Mon corps, la terre et la glace), 2016. Vidéo

Laakkuluk Williamson Bathory, Timiga nunalu, sikulu (Mon corps, la terre et la glace), 2016. Vidéo, 6 min 28 s. Commandé pour #callresponse, grunt gallery, 2016. Tourné et monté par Jamie Griffiths. Music de Chris Coleman et chantée par Celina Kalluk. © Laakkuluk Williamson Bathory

La vidéo se conclut par un tonnerre d’applaudissements. Ce qui suit est une performance électrisante dans laquelle Laakkuluk, au son des prouesses vocals de la puissante Tanya Tagaq, se transforme au rythme de l’uaajeerneq, la danse du masque pratiquée par les Inuits du Kalaallit Nunaat (Groenland) depuis des temps immémoriaux.

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L’uaajeerneq est au centre de la démarche créative de Laakkuluk. Là, je pense à la définition que donne Leanne Betasamosake Simpson de la « théorie » dans son article publié en 2014 dans le journal Decolonization: Indigeneity, Education & Society : « La "théorie" est générée et régénérve en permanence par la pratique incarnée et au sein de chaque famille, communauté et génvration. La "théorie" n’est pas simplement une quête intellectuelle ; elle est tissée par la cinétique, la présence spirituelle et l’émotion, elle est contextuelle et relationnelle. Elle est intime et personnelle, les individus portant la responsabilité de trouver et créer du sens dans leur propre existence. » En ce sens, l’uaajeerneq est théorie. Cet art de la danse du masque est aussi transcoutumier, étant à la fois précolonial et contemporain. Laakkuluk fait partie d’une seconde génération d’interprètes de l’uaajeerneq. Dans sa jeunesse à Saskatoon, elle s’y est formée auprès de Maariu Olsen et de sa mère Karla Jessen Williamson, qui ont contribué à le raviver. L’uaajeerneq était passé dans la clandestinité en réaction à son interdiction par les missionnaires chrétiens, qui y voyaient une activité démoniaque. Sa pratique a refait surface dans les années 1970 dans le cadre du mouvement groenlandais d’autodétermination, d’autonomie et de décolonisation.

Les éléments qui composent l’uaajeerneq, son masque et ses mouvements, sont tout autant effrayants, drôles et sexuels, ce qui provoque la peur, le fou rire et l’embarras dans le public intergénérationnel qu’il vise. La performance, des plus divertissantes, sert aussi à conférer aux Inuits la capacité à prendre des décisions dans des situations extrêmes ou complexes. L’uaajeerneq est un outil culturel d’exploration de la nature humaine ainsi qu’une puissante affirmation de l’identité et de la souveraineté des Kalaallit.

Silaup Putunga est « le terme inuktitut pour une fissure ou une déchirure dans la réalité, qui fait voyager à l’extérieur du temps et de l’espace possibles habituels ». Créée en collaboration avec Jamie Griffiths, l’œuvre a été commandée pour l’exposition Tunirrusiangit: Kenojuak Ashevak and Tim Pitsiulak et rend homage à des artistes que Laakkuluk présente « comme des ouvreurs de passage sur lesquels les générations futures peuvent compter ». La projection vidéo double face est une « estampe vivante » qui fait le lien entre « la gravure et les concepts inuits fondamentaux de nuna (la terre) et sila, les forces de vie de la terre (la connaissance du territoire, de l’eau, de la glace etde l’environnement) » [AGO]. L’œuvre représente également un écran ou une porte entre les mondes. Laakkuluk est à la fois elle-même – vue en train de couper de la glace, de chasser et de se déplacer dans la nature –, et autre, extérieure à elle-même quand elle interprète l’uaajeerneq.

Laakkuluk Williamson Bathory​, Kiviuq Returns | Qaggiavuut! [Le retour de Kiviuq | Qaggiavuut!], 2019, performance multimédia collaborative et œuvre visuelle. Vue de la performance au Tarragon Theatre sous la direction de l’artiste

Laakkuluk Williamson Bathory, Kiviuq Returns | Qaggiavuut! [Le retour de Kiviuq | Qaggiavuut!], 2019. Performance multimédia collaborative et œuvre visuelle. Vue de la performance au Tarragon Theatre sous la direction de l’artiste. © Laakkuluk Williamson Bathory — Avec l’autorisation de l’artiste et Chickweed Arts/Jamie Griffiths

Laakkuluk, une des commissaires de Tunirrusiangit, a participé à l’organisation d’un repas communautaire de viande de phoque dans la cour Walker du Musée des beaux-arts de l’Ontario. Chassé à Kinngait, village de Kenojuak Ashevak et Tim Pitsiulak, le phoque a été découpé par de nombreuses mains et dégusté par des centaines de personnes. Laakkuluk a eu ces mots concernant l’événement : « Pour les Inuits, partager un repas, c’est faire honneur à la famille et à la communauté. En tant que commissaires inuits, nous souhaitions honorer les esprits et le brio de Kenojuak et Timootee en faisant ce qui se passe dans les cuisines, les igloos, les côtes rocheuses et sur la glace de mer depuis toujours, en mangeant de la viande de phoque. Pour nous, il s’agit d’un symbole d’unité et de paix. »  Leur corps ingérant la viande de phoque, les personnes non inuites parmi le public ont été accueillies dans un espace profondément transformé par la coutume et la présence inuites. C’était une affirmation viscérale – huileuse, saignante et joyeusement délicieuse – de la souveraineté inuite. » On remarque une constante dans la pratique de Laakkuluk. Comme artiste qui défie les genres entre arts visuels, performance et commissariat, et comme première directrice artistique de Qaggiavuut! (2018–20), le premier centre des arts de la scène du Nunavut, elle donne la possibilité aux Inuits de se voir. Cet objectif se concrétise dans ses collaborations avec d’autres. Évoquant l’héritage de la colonisation, elle s'explique : « [N]ous, en tant que personnes autochtones, ne pouvons être maîtres de nos histoires qu’en les racontant nous-mêmes. […] Tant que ce n’est pas nous qui les racontons, elles ne nous appartiennent pas. Racontez vos histoires » [Broken Boxes podcast 2016].

Ikumagialiit [Ceux qui ont besoin du feu] est un groupe d’artistes de performance composé de Laakkuluk, Cris Derksen, Jamie Griffiths et Christine Tootoo. Se revendiquant égalitaire et « rassemblant quatre femmes puissantes issues de disciplines et génvrations différentes », Ikumagialiit s’est produit pour la première fois en 2019 dans le cadre d’Àbadakone, seconde présentation au Musée des beaux-arts du Canada d’une série récurrente d’expositions internationales d’art autochtone contemporain. Dans la performance, la philosophie inuite de donner aux gens « le contrôle de leurs propres décisions en leur montrant une palette complète d’expressions » sous-tend un récit de combat contre la peur quand la tension monte. Mettant à profit la métaphore de la baleine boréale pour apprendre « à respirer dans les profondeurs » et « à explorer les pratiques inuites de la méditation et du renforcement des compétences spirituelles », l’histoire racontée passe par la danse du masque uaajeerneq, les chants de gorge, la voix, le violoncelle électrique et les projections lumineuses tracées à la main. Chaque interprète improvise sa contribution, participant à une création vivante portée par un souffle. Ikumagialiit donne à chaque femme (à travers un spectre de la féminité) l’espace nécessaire pour exprimer son essence artistique et culturelle ou, comme le résume Christine Tootoo par rapport à elle-méme dans la série de CBC In the Making: Laakkuluk Williamson Bathory , « pour créer quelque chose pour moi, avec [d’autres] gens ».

Laakkuluk Williamson Bathory, ​Mask making with a fly visitor [Fabrication de masque avec mouche visiteuse], 2017. Photographie de plateau tirée de Timiga, Nunalu Sikulu (Mon corps, la terre et la glace)

Laakkuluk Williamson Bathory, Mask making with a fly visitor [Fabrication de masque avec mouche visiteuse], 2017. Photographie de plateau tirée de Timiga, Nunalu Sikulu (Mon corps, la terre et la glace). © Laakkuluk Williamson Bathory Photo : Avec l’autorisation de l’artiste et Chickweed Arts/Jamie Griffiths

Laakkuluk décrit ce processus collaboratif comme « le rapatriement de nos propres pratiques ». « Je crois que la collaboration est l’un des idéaux les plus élevés que je peux atteindre en tant qu’artiste, parce que l’accent n’est pas juste mis sur le résultat, mais aussi sur la démarche. Tout est dans la relation », explique-t-elle a Jonathan Ore de CBC Radio One, et « je trouve que c’est une véritable expression féministe, et également une façon de faire de l’art dans une approche non capitaliste, authentiquement égalitaire dans la creation ».

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La salle est électrisée par le feu qui crépite et les interactions vocales et corporelles de Laakkuluk et Tanya. Elles revendiquent leur propre sexualité et celle de l’autre, et Laakkuluk ondule frénétiquement entre les jambes de quelqu’un dans l’assistance. Des larmes de rire coulent sur nos joues. Un jeune garçon assis derrière moi est terrifié par l’apparence de Laakkuluk et se recroqueville sur lui-même, cachant ses yeux avec sa casquette. Elle s’en aperçoit, va directement vers lui, pour qu’il affronte ses propres émotions. Se laisser entraîner d’un extrême à l’autre dans le confort et la chaleur de cette maison longue et s’engager dans le lien intime qui unit les performeuses est une expérience transformatrice où s’entrelacent terre, famille, communauté et savoirs culturels à travers les générations dans un processus d’épanouissement, tant pour les artistes que pour le public. [Laakkuluk Williamson Bathory et Tanya Tagaq, performance, Native Education College, Vancouver, 28 octobre 2016]

 

L’Exposition du Prix Sobey pour les arts 2021, organisée par le Musée des beaux-arts du Canada et la Fondation Sobey pour les arts, est à l’affiche au Musée des beaux-arts du Canada jusqu’ au 20 février 2022. Le nom du lauréat ou de la lauréate du Prix Sobey pour les arts 2021 sera annoncé en novembre. Cet article a été publié à l’origine dans Prix Sobey pour les arts 2021 (Musée des beaux-arts du Canada, 2021). Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada.

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