Prix Sobey pour les arts 2021: Rajni Perera
Je pourrais me servir dès maintenant de quelques-uns des talismans futurists de Rajni Perera. Ou de quelque parure – je veux dire armure – pour me protéger des vents contraires que l’on affronte chaque jour comme femme de couleur. Un petit coup de pouce thaumaturgique pour déclencher la mutation adaptative indispensable à la survie sur cette Terre-monde, avec ses extractions capitalistes, ses catastrophes climatiques, ses colonialismes génocidaires. Je rédige ces lignes précisément au seuil de cette transformation : je suis une conservatrice de couleur écrivant sur une artiste de couleur finaliste du prestigieux Prix Sobey pour les arts. Me mettre de la partie ou non ? Ou plutôt, comment maintenant ? L’œuvre de Rajni peut faire office de guide. Peut-être même d’oracle.
Tout comme Rajni, j’invoque moi aussi un monde alternatif triomphant, où les personnes racisées sont libres de créer des formes d’appartenance autrement qu’en s’accommodant de pratiques d’assimilation ou de forces aux prétentions faussement universalistes, ainsi qu’elle l’a fait avec l’exposition In realm of lightning ! Rajni, dans ce projet de création d’un monde, imagine des protagonistes autostylisés, autosuffisants porteurs de changement, qui sont toujours déjà équipés de tout ce qu’il faut pour s’épanouir ; dans ce monde vit une population diasporique qui conjugue dynamisme et adaptabilité. Cette diaspora valorise les expériences passées – adaptation, migration, hybridité, pauvreté et autres – et construit à partir des habiletés qu’elle possède, faisant naître l’abondance de la pénurie ou la panoplie protectrice de ce qui est à portée de main. Dans son travail, Rajni propose une réévaluation de l’expérience vécue comme forme de résilience et de survivance. En fait, cette démarche constitue sa pratique artistique.
Pour trouver l’inspiration, elle transcende les contextes et continents dans un véritable continuum spatio-temporel – des trous noirs aux miniatures rajput, des mangas aux Mecha droïdes –, forgeant une esthétique composite (ou vernaculaire cosmopolite, telle que je la vois, sans doute parce que je suis une métisse) qui dessine des mythologies nouvelles nées de la multiplicité. Il n’y a aucune hiérarchie entre haut et bas, science et science-fiction, formes et références pop-loriques et folkloriques. Rajni donne leurs lettres de noblesse aux sous-genres comme aux sujets accessoires. De la même manière, il n’y a dans ses compositions ou ses créations qui tiennent aussi du vêtement aucune dichotomie personnage/surface. Corps et décor sont indéchiffrables, opaques : prêts à s’éveiller.
Partons en voyage dans le monde alternatif de Rajni Perera, où trajectoires et transformations forment un continuum. Un monde dans lequel les traditions anciennes sont des portails ouvrant simultanément sur toutes les directions et toutes les périodes et visions du monde. Un espace où les techniques artisanales ravivent des héritages esthétiques pour mieux parer des survivants diasporiques.
Un univers merveilleux où les personnes de cultures tierces sont splendides et victorieuses.
Changement de code : une répétition avec une différence
« S’en tenir à une forme reconnaissable », dit Rajni à propos de ses assemblages de formes anciennes et de nouveau contenu. Reprendre des genres iconographiques ou des tropes narratifs dominants pour convoquer des mythologies nouvelles est précisément ce qui façonne la voie menant au monde construit par Rajni. Dans sa série La nouvelle ethnographie (2011), point culminant de son parcours universitaire, elle se réapproprie des icônes religieuses et déconstruit le corps souple des yoginis, qu’elle peint dans la tradition de la miniature. Ce corpus a établi pour l’artiste un nouveau cadre de référence défiant les catégorisations propres aux canons de l’art occidental qu’on lui a enseignés. Ces mises scènes relevant de la science-fiction projettent les personnages dans le futur. Les sujets noirs et bruns peuplent son imaginaire d’un monde autre. Ni représentations du passé ni évocations d’une terre natale d’immigrants, ces oeuvres ont valeur de propositions – ou plutôt de prémonitions – pour le virage paradigmatique pris par la culture visuelle de Toronto, telle que définie ensuite par ses banlieues polyglottes et transculturelles, par exemple à North York et Scarborough, où Rajni a grandi.
Intervertir sujets et références emblématiques exige d’interroger la notion de représentation elle-même. Pour Rajni, la mise de l’avant de la science-fiction se veut une réplique à un certain élitisme du monde de l’art, qui « se fait une gloire d’être exclusif » ; c’est une forme de représentation à la fois accessible et populaire. L’impulsion vers le vernaculaire signifie aussi s’approprier des formes picturales existantes attachées de longue date aux concepts d’empire et de classe dans les traditions artistiques sud-asiatiques et battre leur pouvoir en brèche, ou du moins les orner différemment : « les sexualiser, les faire bousculer le système, les rendre psychologiques », comme le dit Rajni.
Dans sa série Photographies enjolivées (2014–18), la chose est explicite. L’ensemble est à la fois un clin d’œil à ce que Rajni appelle une sensibilité « proto-photoshopienne » et une critique implicite de l’orientalisme. Avec ses maharanis et maharajahs au genre fluide, « le néo-exotisme et ses dynamiques […] jouent un rôle tant dans la critique de la représentation des corps de couleur que dans la formation diasporique de l’identité qui porte la revendication […] de nos propres histoires sur le chemin fructueux du pouvoir ». Plutôt que d’être des miroirs reflétant une culture passée, ces images sont des prismes qui réfractent d’autres possibilités : la constitution de nouvelles traditions, et non uniquement la critique de celles existantes.
Rehausser les codes : une science indiciaire
Rajni est attirée par les phénomènes astronomiques (théorie corpusculaire, quarks, trous de ver, espace intersidéral et autres) dont les capacités à évoquer d’autres mondes et à les alimenter en protagonistes potentiels permettent de voyager dans l’espace-temps à la recherche d’autres possibilités, d’autres portails. Les visualisations du cosmos nous aident à imaginer un espace de vie plus vaste.
Dans l’hyperdimensionnalit. de ce multivers, l’intérêt de Rajni pour les corps souples a muté. La tradition des miniatures dans laquelle elle s’inscrivait au départ a volé en éclats. Les murales grand format représentant des corps métaphysiques aux mouvements et aux pas de danse hybridres qui ont tout autant servi d’expérimentations morphologiques ; ses nouvelles géométries de l’adaptation spirituelle et mentale ont évolué. Les Trois personnages, une murale de 5,5 x 6 mètres, présente des êtres aux têtes en forme de projectiles et aux jambes filtrant une envolée de flamants roses sur fond de paysage. Géographie et biographie se télescopent.
À cette époque, le Mecha droïde, première sculpture de Rajni, est né de séchoirs à linge IKEA. Incarnant ce que l’artiste appelle les « signifiants diasporiques du quotidien », ces articles IKEA ont déjà été des rappels un peu délicats d’une enfance dans les banlieues d’immigration où les saris séchaient dans le jardin. Aujourd’hui, plus qu’une simple apparence, VHT1 est un robot déguisé, transformant ces assemblages dévalués en guerriers.
Respectez une forme reconnaissable !
Intervertir les codes : une culture primordiale
Entrez dans le monde des voyageurs transcendants et de leur parure.
La première voyageuse de Rajni a fait son apparition dans l’exposition individuelle (m)OTHERWORLD CREATES AND DESTROYS ITSELF (2018), qui présentait également Vesak V3, un vaisseau spatial-lanterne-chasseur d’étoiles de style fête de la nouvelle lune, peut-être le moyen de transport préféré de ladite voyageuse. Pour Rajni, le vaisseau spatial est une semence. Les semences sont des technologies hypothétiques, remplies d’informations en formation, à la manière des anciennes peintures mongoles, qui sont pour Rajni une forme de proto-science-fiction.
À partir de là, la série Voyageurs va se développer pour inclure non seulement des voyageuses et voyageurs mutants, mais aussi leurs possibles armures et talismans ainsi que les environnements qui pourraient être les leurs. Les paysages dévastés – Inondation et Voyage/Désert (2021) – se caractérisent par une formule Methocel maison qui permet à Rajni de multiplier les références – maladies de peau, formations géologiques et surfaces de planètes – tout en les faisant simultanément disparaître. Le corps souple est devenu liquide. Agentique, il s’est morphologiquement transformé pour incarner le paysage. Rajni modèle ces adaptations évolutives en vêtements de corps en trois dimensions.
L’armure ancestrale de ces personnages englobe les temps lointains, mais prédit aussi un futur pas si éloigné et, dans certains cas, reflète notre présent. La série de vêtements de protection de Rajni a vu le jour peu avant que la pandémie de coronavirus ravage notre Terre-monde. Mais les Anneaux de vérité et le Masque anti-inondations (2020) peuvent tout autant être vus comme des vestiges artéfactuels venant de l’avenir. Le parcours évolutif de ces protagonistes témoigne de la non-linéarité du temps qui est le leur.
Quelles sont les politiques en vigueur dans leur monde ? Seule l’esthétique en devenir de Rajni peut entrevoir ce futur. Pour ce qui est d’aujourd’hui, le monde alternatif que nous propose l’artiste est un réexamen des pratiques coloniales par celles et ceux-là mêmes qui en sont l’objet. Et il a le potentiel de tout changer.
L’Exposition du Prix Sobey pour les arts 2021, organisée par le Musée des beaux-arts du Canada et la Fondation Sobey pour les arts, est à l’affiche au Musée des beaux-arts du Canada jusqu’ au 20 février 2022. Le nom du lauréat ou de la lauréate du Prix Sobey pour les arts 2021 sera annoncé en novembre. Cet article a été publié à l’origine dans Prix Sobey pour les arts 2021 (Musée des beaux-arts du Canada, 2021). Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada