Prix Sobey pour les arts 2021: Rémi Belliveau
![Rémi Belliveau, Jean Dularge [1965–1967], 2018–2021. Vidéo et film 16 mm n/b, numérisés](https://www.beaux-arts.ca/sites/default/files/styles/ngc_scale_1200/public/belliveau_073_0.jpg?itok=rFCHdS8U×tamp=1634652843)
Rémi Belliveau, Jean Dularge [1965–1967], 2018–2021. Vidéo et film 16 mm n/b, numérisés ; 55 min 27 s. Collection de l’artiste. © Rémi Belliveau Photo : MBAC
L’Acadie figure au cœur du travail de Rémi Belliveau, qu’il s’agisse de défaire ses mythes ou de questionner les assises de sa construction. Ainsi, une certaine connaissance de ce lieu d’appartenance aux frontiers floues est de mise pour aborder l’oeuvre de l’artiste. L’Acadie se situe dans Mi’kma’ki (le territoire non cédé des Mi’kmaq) où se sont établis les premiers colons venus de France, dans les terres marécageuses aux abords de la Baie de Fundy (anciennement la Bais française), en Nouvelle-Écosse, dans l’est du Canada. Au début du XVIIIe siècle, quand la France cédait des parcelles de terre colonisées à l’Angleterre, les familles paysannes francophones, qui avaient depuis adopté l’identité acadienne, ont souhaité rester neutres dans les conflits coloniaux de l’époque et ont refusé de plaider allégeance à la Couronne britannique. Puisque ce statut présentait une menace aux yeux des autorités anglaises, une intervention militaire vise l’élimination des communautés acadiennes et des villages entiers ont ainsi été rasés entre 1755 et 1763 : le bétail abattu, les habitations brûlées et la population rassemblée, placée dans des bateaux puis dispersée de part et d’autre de l’Atlantique, dans les colonies américaines, en France et en Grande-Bretagne. Certaines personnes ont résisté et se sont battues, d’autres se sont cachées ou ont immigré où elles le pouvaient, tel qu’en Louisiane. Huit ans plus tard, les Britanniques accordent la permission au peuple chassé de se réinstaller dans ce que sont aujourd’hui les provinces maritimes, sous condition de bien vouloir prêter serment d’allégeance à l’Angleterre.
Dans son essai Souvenirs / de temps [que l’on aurait pu] passer ensemble publié dans le magazine Canadian Art et accompagnant une récente exposition, Belliveau explique son désir d’imaginer et de réinventer l’histoire du rock acadien. Iel désigne l’ambivalence identitaire du peuple acadien par le terme « acadienneté », le définissant comme une Expérience culturelle spécifique : « L’acadienneté, selon moi, est par sa nature une forme de queerness. Bien qu’elle soit descendante d’une ancienne colonie (l’Acadie), cette qualité de la culture acadienne se caractérise par sa volonté de ne pas toujours se conformer adéquatement aux attentes colonials (normatives) héritées du Canada français (le Québec) ou du Canada anglais. Comme toute forme de queerness, l’acadienneté a historiquement été perçue et reçue avec confusion et mépris de la part des observateur.rices issu.es du binaire anglo/franco-canadien. Que ce soit les autorités britanniques qui ont ordonné la déportation de nos ancêtres politiquement « neutres » plus de deux siècles passés, ou bien les journalistes québécois.es qui s’attaquent à la beauté interlinguistique de mon propre parler chiac, le message perçu par les Acadien.nes au fil des siècles demeure essentiellement le même : « pick un côté ». Cette « acadienneté » se définit donc comme un état ambivalent, ni français ni anglais, toujours saisi, et surtout assumé par la collectivité acadienne, comme une identité indéterminée. Le travail de Belliveau suggère une identité désassociée de cette dualité, requalifiée alors comme une culture distincte, quoique tout aussi complexe.
![Rémi Belliveau, Participant en costume se faisant photographierpour Évangenalia Photobooth dans la série Seated Girl Wearing a Cloak [Jeune femme assise portant une cape] 2019](https://www.beaux-arts.ca/sites/default/files/styles/ngc_scale_1200/public/belliveauaseatedgirlwearingacloak.jpg?itok=oUhJOPWO×tamp=1633358207)
Rémi Belliveau, Participant en costume se faisant photographierpour Évangenalia Photobooth, 2019. © Rémi Belliveau – Avec l’autorisation de l’artiste
En 1847, l’auteur romantique américain Henry Longfellow publie le poème épique Evangeline, A Tale of Acadie, qui provoque un « éveil » identitaire acadien. Cette vague nationaliste soutient les luttes pour les droits linguistiques et l’éducation en français dans les provinces maritimes, et le personage d’Évangéline devient une figure mythique en Acadie. Bien que complètement fictive et adoptée d’un auteur américain, l’héroïne personnifie encore aujourd’hui une large part des références culturelles.
Dans ses recherches pour réaliser les premières versions du corpus d’œuvres A Seated Girl Wearing a Cloak, Belliveau collabore avec diverses institutions pour retracer toutes les variantes de l’image à la source de son projet. Cette image, reproduite en grandes séries lithographiques pour la distribution de masse, est basée sur un dessin du même titre de l’artiste écossais Thomas Faed, qui en fera ensuite un tableau intitulé Evangeline, d’après l’héroïne de Longfellow. Le portrait, celui d’un sujet féminin anonyme posant sur fond de paysage, sera éventuellement assimilé dans la conscience collective comme celui de la légendaire Évangéline, même si rien de ce qu’il représente n’est à proprement acadien, ni les vêtements, ni le paysage, ni le modèle.

Rémi Belliveau, Évangenalia Photoboth, de la série Jeune femme assise portant une cape, 2019. Images de style photomaton sur carton, 2,5 × 4 cm chacune. © Rémi Belliveau Photo : Avec l’autorisation de l’artiste
Belliveau reconnaît une forme de drag dans la construction de l’image d’Évangéline. Cette réflexion est approfondie dans un projet subséquent présenté à même les pavillons officiels du Congrès mondial acadien de 2019, un grand « rassemblement » de nature à la fois culturelle et politique. Dans Évangenalia Photobooth, la version photomaton de A Seated Girl Wearing a Cloak, l’artiste poursuit son processus de déconstruction et de réappropriation du mythe d’Évangéline et de l’histoire acadienne. Ici, diverses personnes, qu’elles soient acadiennes ou non, incarnent l’héroïne, posant pour l’appareil-photo iPhone de l’artiste aux abords de la rivière Peticodiac, un décor correspondant de plus près à un paysage de l’Acadie. La photo prise est ensuite imprimée sous la forme d’une carte de visite du XIXe siècle, dont chaque modèle recevra une copie. Ce projet permet ainsi à des gens de « vivre le fantasme » de façon ludique et avec ironie, tout en les engageant dans une forme de drag temporal qui est pour l’artiste un geste d’affirmation et de transformation.
Dans plusieurs oeuvres, Belliveau adopte une approche qui revisite l’histoire, abordant le fait que pendant quelques centaines d’années, l’Acadie n’avait pas les moyens de documenter sa/ses propre(s) histoire(s). Le passage d’une histoire orale à une histoire écrite s’est fait tard, instillant un perpétuel désir de se rattraper en quelque sorte à la culture dominante. Pour iel, performer dans la marge de la culture hégémonique, même sous la forme de la représentation, participe de l’autodétermination. Son œuvre opère dans le simulacre et sème explicitement la confusion ; elle brouille les pistes, déconstruit, voire discrédite, l’hégémonie de l’histoire.
![Rémi Belliveau, Jean Dularge, Photo de presse, 1965 [2018]. Épreuve à la gélatine argentique](https://www.beaux-arts.ca/sites/default/files/styles/ngc_scale_1200/public/belliveaujeandularge_0.jpg?itok=iajn7lrY×tamp=1633359190)
Rémi Belliveau, Jean Dularge, Photo de presse, 1965 [2018]. Épreuve à la gélatine argentique 20 X 25 cm. © Rémi Belliveau Photo : Avec l’autorisation de l’artiste
Enter : Jean Dularge. Le nom donné à ce personnage fictif de la chanson acadienne est un charmant jeu de mots et un clin d’œil au peuple acadien, soit « les gens du large ». Puisque la société acadienne n’était pas outillée pour générer ce personnage alors que la musique populaire de l’époque était transformée par des artistes influentes telles que Joan Baez et Joni Mitchell, l’invention de Jean Dularge est un moyen pour Belliveau d’inscrire dans l’histoire un chaînon manquant et de combler une brèche sociohistorique. Ce projet prend la forme d’une recherche historiographique expérimentale qui comprend la production d’archives : qu’advient-il si l’idée de l’existence et de l’influence d’un chansonnier acadien, politiquement engagé, est mise en scène et performée à son plein potentiel ? Bien que la constitution d’archives soit menée avec beaucoup d’attention – ce qui donne crédibilité à la fiction –, l’apparence (ou les traces) d’anachronismes importe pour que le geste, l’acte autodéterminant, soit pris en compte.
Pour l’artiste, partir du présent pour réécrire le passé et y intégrer une autre réalité permet de gagner en agentivité. Parmi toutes les raisons possibles expliquant le fait qu’il n’y a jamais eu de chansonnières ou de chansonniers politiques en Acadie, on peut évoquer l’insécurité langagière et l’absence d’une reconnaissance identitaire profonde, causes peut-être aussi de l’inconfort – ou « la petite gêne » comme le nomme l’artiste – ressenti par les talents acadiens qui pouvaient mal s’imaginer porter un discours politisé. Par ailleurs, puisque le domaine de l’enregistrement en Acadie a connu des lacunes jusqu’aux années 1970, les icônes potentielles étaient alors difficilement accessibles et la diffusion de leur discours, impossible. La démarche de Belliveau inclut un projet d’écriture de l’histoire du rock acadien dans une publication portant le titre Hier semble si loin et dans laquelle est consignée la fiction de Jean Dularge. Cette histoire se veut une commémoration d’une époque révolue, d’une scène artistique écartée de la mémoire collective. Jean Dularge incarne dès lors toutes ces histoires oubliées.
L’Exposition du Prix Sobey pour les arts 2021, organisée par le Musée des beaux-arts du Canada et la Fondation Sobey pour les arts, est à l’affiche au Musée des beaux-arts du Canada jusqu’ au 20 février 2022. Le nom du lauréat ou de la lauréate du Prix Sobey pour les arts 2021 sera annoncé en novembre. Cet article a été publié à l’origine dans Prix Sobey pour les arts 2021 (Musée des beaux-arts du Canada, 2021). Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada.