Prix Sobey pour les arts 2023: Kablusiak
Mise à jour: Kablusiak est la lauréate du Prix Sobey pour les arts 2023
La pratique multimédia de Kablusiak réexamine les stéréotypes coloniaux à l’égard des Inuit que véhiculaient au XIXe siécle les commerçants, ethnographes, missionnaires et représentants du gouvernement et, à partir du milieu du XXe siécle, les administrateurs, conservateurs et marchands dans le domaine des arts. Kablusiak, qui s’est fait connaître dans les milieux canadiens de l’art contemporain grâce à ses sculptures en stéatite de coupes menstruelles (2017), de « plugs » anaux (2018) et de condoms (2019), à la fois superbement exécutées et désopilantes, crée des œuvres qui nous font rire – de nous-mêmes, mais aussi de cette fervente déférence avec laquelle nous perpétuons les idées fausses façonnées par le colonialisme. Son art bouscule et désamorce subtilement les marqueurs essentialisés de la culture inuit, en nous révélant comment, sans faire de bruit, les stéréotypes racisés s’installent et se perpétuent. Parallélement, son travail évoque la réalité banale, mais néanmoins traumatique de la vie contemporaine des Inuit en abordant des sujets comme le déplacement et la diaspora, la santé mentale, l’identité de genre et la sexualité des populations inuit.
Bien que les sculptures en stéatite de Kablusiak soient désarmantes et mémorables, ses œuvres récentes sont beaucoup plus complexes, autoréflexives et souvent empreintes d’un humour noir. Elles invoquent habilement différents systèmes, pratiques et conventions du monde de l’art pour exposer leur « blanchité » ou leurs partis pris eurocentriques. Ainsi, on pourrait voir le travail de l’artiste comme une critique institutionnelle découlant d’un courant apparu dans les années 1960 pour signaler les a priori des milieux artistiques. Compte tenu des récents « appels à l’action » de la Commission de vérité et réconciliation et du mouvement de décolonisation amorcé par une large part sinon la totalité des établissements culturels canadiens, l’art de Kablusiak offre une perspective essentielle et importante. Force est d’admettre qu’une telle entreprise est exigeante et périlleuse pour toute personne racisée qui est aussi artiste. Ayant pleinement conscience de l’ampleur du défi, Kablusiak procède avec prudence et savoir-faire.
L’exposition ublaak tikiyuak (Artspeak, Vancouver, 2020) présentait une installation inspirée d’un dessin numérique de l’artiste intitulé ublaak tikiyuak [Hidden Pictures] (2020). Le dessin, qui rappelle un jeu d’observation pour enfants, invite à trouver certains objets dissimulés dans un décor de la vie courante. La scène domestique qui y est représentée illustre combien la culture et l’identité inuit sont inscrites dans la vie quotidienne contemporaine. Pour ublaak tikiyuak, Kablusiak a pris des objets contenus dans Hidden Pictures – un flacon de Listerine (en stéatite), des cannettes de bière (dessin mural en vinyle), un fantôme (en acrylique) – et les a insérés dans l’espace d’exposition, invitant le public à les découvrir. L’exposition évoque les notions de domesticité et de déplacement, une forme de mal-être, « révélant du même coup un malaise banlieusard, un mal du pays ». La quotidienneté du dessin et de l’installation remet en cause la représentation exotique de la vie inuit mise de l’avant par les allochtones.
Une autre installation récente, mitaaqtuaqtunga (no translation provided) (The Bows, Calgary 2022), se compose d’une vidéo, d’un dessin mural en vinyle montrant des aurores boréales dans un milieu arctique et d’une pile de tirages risographiques à distribuer représentant le même paysage. Comme pour beaucoup œuvres d’art conceptuel, le titre fait également partie intégrante de l’œuvre. Il signifie « je plaisante » dans le dialecte sallirmiut de l’inuvialuktun et c’est volontairement qu’il n’a pas été traduit. Dans la vidéo, la mère de l’artiste semble raconter une histoire qui aurait été transmise d’une génération à l’autre – un enseignement sur les liens des Inuit à la terre, les aurores boréales et les conséquences de la cupidité. Ce récit est rapporté au moyen de sous-titres anglais. L’œuvre prend néanmoins un tour inattendu quand on découvre que quiconque connaît le sallirmiut comprendra que la mère de l’artiste parle en fait d’autre chose – le quotidien, la famille, le travail, les souvenirs d’enfance de la vie dans la toundra. Elle ne raconte pas une histoire sur les aurores boréales. Mais seul un Inuk le saura. Par conséquent, avec cette œuvre, Kablusiak porte un regard critique sur la perspective blanche et la fausse représentation de la culture inuit qu’elle engendre.
L’inquiétante installation Suviittuq! ¯\_(ツ)_/¯ • Can’t be helped/Too bad! ¯\_(ツ)_/¯ (YYZ Artists’ Outlet, Toronto, 2021) est plus évidente. L’œuvre consiste en un agencement d’objets trouvés : une poupée à la peau foncée, avec les cheveux très courts comme l’imposaient les pensionnats, et vêtue d’un minuscule atikluk (un vêtement porté par-dessus le parka) confectionné par l’artiste. La poupée est assise sur une chaise en bois devant une table sur laquelle sont placés une assiette et un gobelet provenant de Grollier Hall, un pensionnat notoire situé à Inuvik (et fréquenté par plusieurs membres de la famille de Kablusiak). En vis-à-vis de ce troublant diorama se trouve une grande image sur écran vert représentant le cimetière de Tuktoyaktuk, qui sert d’arrière-plan aux égoportraits pris par les visiteurs. Il s’agit d’un message fort et poignant sur l’insensibilité et l’ignorance des allochtones.
L’œuvre met le public face aux traumatismes subis par les Autochtones dans la foulée de la découverte en 2021 de tombes anonymes sur les terrains d’anciens pensionnats, d’abord à la Première Nation Tk’emlúps te Secwépemc puis, peu de temps après, dans de nombreux lieux à la grandeur du Canada. Les communautés autochtones formulaient depuis longtemps des inquiétudes quant à l’existence dans les pensionnats de sépultures anonymes et par conséquent non reconnues, et elles se sont senties abandonnées par les gouvernements et les administrateurs allochtones qui ont rejeté ou nié leurs préoccupations. Avec les preuves dont on dispose aujourd’hui, les médias et les politiciens adoptent devant ces prétendues découvertes une attitude qui s’apparente à une forme de « pornographie du traumatisme » – une sensationnalisation de la souffrance autochtone nécessaire pour convaincre les populations allochtones des préjudices causés par le régime colonial. Le titre de l’œuvre fait allusion au détournement cognitif et au refus de la souffrance autochtone. Comme le souligne Alysa Procida dans sa lettre de mise en candidature pour Kablusiak, « cette oeuvre dévastatrice force les publics à examiner viscéralement leur relation avec les réalités du colonialisme qui perdurent au Canada […], et remet en question les discours coloniaux tout en revendiquant la souveraineté et la présence autochtones ». Suviittuq! ¯\_(ツ)_/¯ • Can’t be helped/Too bad! ¯\_(ツ)_/¯ est une pièce saisissante qui se sert de l’humour pour exprimer colère et douleur.
Le travail de Kablusiak se distingue par son courage, sa légèreté et son honnêteté déconcertante. À une époque où le concept de décolonisation entre souvent en opposition avec des formes de néocolonialisme et où les artistes racisés mettent au défi les établissements culturels, l’art de Kablusiak est une quête pour l’action et l’authenticité, et il offre une perspective importante sur la vie contemporaine et urbaine inuit.
L'exposition Prix Sobey pour les arts 2023 est présentée au Musée des beaux-arts du Canada de 13 octobre 2023 jusqu'au 3 mars 2024, et le nom du gagnant sera annoncé en novembre 2023. Le Prix Sobey pour les arts est administré conjointement par la Fondation Sobey pour les arts et le Musée des beaux-arts du Canada. Merci de partager cet article et de vous inscrire à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du MBAC et pour tout savoir de l’art au Canada.