Prix Sobey pour les arts 2023: Séamus Gallagher
« Je suis un régal pour les yeux. Un sujet de perplexité. Un beau spectacle, regardez-moi bien. »
– THINKING OF YOU THINKING OF ME (2019)
Éblouissant et captivant, l’art de Séamus Gallagher est une incitation visuelle – une provocation qui nous invite à porter notre attention sur des univers queer mystérieux affranchis des frontières traditionnelles associées au genre, à la sexualité et aux normes sociales. L’épigraphe ci-dessus reprend les dernières paroles prononcées sur un ton séducteur par l’interprète d’une création parlée dans la vidéo THINKING OF YOU THINKING OF ME réalisée en 2019 par Gallagher. Bordée d’une guirlande de fleurs artificielles numérisées, elle écarte le rideau rouge vif et se présente sur scène vêtue d’une robe bustier à paillettes d’un rouge tout aussi éclatant, à la Jessica Rabbit, ce personnage de Disney considéré comme l’un des sex-symbols les plus populaires de l’histoire du cinéma d’animation. Cette femme fatale n’appartient pas au monde de la bande dessinée, elle s’incarne plutôt dans la corporéité hybride de l’autoreprésentation de Gallagher. Dans son personnage de drag, l’artiste se dissimule derrière un masque à trois têtes et un plastron créés de ses mains.
L’interprète, dont l’apparence évoque l’époque glamour d’Hollywood avec sa coiffure Pompadour, son chignon violet et ses traits accusés, a subi une formidable transformation et s’apparente à un avatar virtualisé : la tête en papier cartonné contraste avec la chair molle du corps humain. Le visage anguleux, géométrique et multifacettes est flanqué de chaque côté de deux têtes masculines identiques, à la calvitie naissante, dont les lèvres pincées s’avancent pour déposer un baiser sur ses pommettes saillantes – dans un acte d’adoration perpétuelle. Comme elle l’explique plus loin dans la vidéo, « le monde est rempli d’imitateurs imparfaits qui adoptent maladroitement les traits d’autrui par sécurité ». Elle décrit ensuite comment différentes espèces d’insectes ont développé des mécanismes de camouflage pour déjouer leurs prédateurs.
À la fois artifice et réalité, mimétisme et désir, les images de Gallagher parodient et faussent les frontières entre l’authenticité et la représentation, l’organique et l’inorganique, et font appel au dispositif artistique de la mascarade pour révéler, remanier et critiquer les normes binaires de la société. Son travail exprime aussi brillamment le malaise générationnel lié à l’incertitude face à l’écologie et à l’avenir de la planète, comme l’illustre son œuvre de réalité virtuelle Feel the Heat with Somebody (2020). Créé au Centre des arts de Banff durant une résidence d’artiste, le paysage numérique surnaturel est inspiré d’un terrain montagneux local. L’artiste a inséré des vidéos filmées sur écran vert mettant en scène un autre personnage de drag qui interprète une version tragicomique de la chanson de Whitney Houston « I Wanna Dance With Somebody ». Les couleurs changeantes de la robe et de la perruque du personnage se superposent à des plans topologiques des lieux où des records de température ont été atteints à cause du réchauffement climatique.
Passant aisément de la photographie à la réalité virtuelle, de la performance à la vidéo et à l’installation, Gallagher fait la synthèse de diverses disciplines, juxtaposant l’esthétique des drags et des jeux vidéo à un art inimitable de l’autoportrait mis en scène. L’artiste qui se dit non binaire souhaite favoriser de nouvelles manières de penser et représenter le caractère multiple et fluide des identités queer. Gallagher s’appuie sur des technologies informatiques et des logiciels de modélisation 3D pour créer des costumes fantastiques et des environnements spectaculaires qui sont conçus, extraits et imprimés sous la forme de gabarits en papier, puis modelés à la colle thermofusible et reconstitués pour l’objectif de la caméra en des dioramas où l’artiste occupe le devant de la scène.
Dans la série de photographies et l’installation « camp » Terrain glissant (2018), l’artiste pose devant des décors stylisés qui rappellent les scénarios de jeux vidéo et se représente dans d’extravagantes tenues de drag inspirées des Club Kids de New York. Dans les années 1980 et 1990, les tenants de ce mouvement arboraient des maquillages délirants et des coiffures et costumes époustouflants pour transgresser les limites et se transformer en œuvres d’art vivantes.
Dans notre métavers saturé par les médias, l'Internet est-il vraiment un espace de liberté au potentiel illimité ou un outil capitaliste qui anéantit les liens véritables entre les humains ? Peut-être ni l’un ni l’autre, peut-être les deux. Dans sa série de photographies de 2022 Visage non reconnu, Gallagher explore les points d’intersection entre les médias sociaux, la visibilité et la vie trans. L’artiste rephotographie une série d’autoportraits ainsi que des portraits d’autres sujets sur les surfaces obscurcies, craquelées et brouillées d’écrans numériques pour créer de nouvelles images afin de dénoncer l’emploi de l’appareil photo du téléphone cellulaire comme outil de prolifération d’identités consommables qui doivent correspondre aux attentes de la société.
Cette volonté de Gallagher de brouiller les frontières entre le monde réel et l’univers numérique au moyen de différentes techniques s’inscrit dans une recherche amorcée pendant ses études spécialisées en photographie et médias élargis (BFA, 2019) à l’Université NSCAD, à Halifax. Depuis 2017, la pratique novatrice de l’artiste a été saluée par de nombreux prix et bourses, dont le Starfish Student Award 2018, la Bourse en photographie de la Fondation Roloff Beny 2018 et le Prix de photographie Aimia | AGO 2017. De plus, Gallagher a remporté le concours 1res Œuvres ! de BMO 2019 à l’échelle régionale, faisait partie de la liste préliminaire du Prix nouvelle génération de photographes Banque Scotia en 2019 et en 2021, et figurait en 2023 parmi les trois personnes lauréates du prix. Cet automne, l’artiste entreprendra des études de maîtrise en arts à la Carnegie Mellon University de Pittsburgh grâce à une bourse complète.
Gallagher, qui a vu le jour en 1995 à Moncton et vit actuellement à Halifax, est une voix importante dans la région de l’Atlantique. Même si l’univers queer y occupe une place significative (le pourcentage de transgenres et de personnes non binaires en Nouvelle-Écosse est plus élevé que dans tout autre territoire ou province du pays), cette communauté reste sous-représentée dans les arts visuels locaux, tant sur le plan du discours que de la documentation.
Gallagher se reconnaît de nombreuses influences et sources d’inspiration, notamment les photographies et les écrits de Claude Cahun, ainsi que le travail des artistes interdisciplinaires Sin Wai Kin et Jacolby Satterwhite ; de Sasha Velour, drag queen et artiste ; ainsi que du peintre, sculpteur, décorateur de théâtre et chorégraphe Oskar Schlemmer, notamment l’œuvre d’avant-garde Ballet triadique, où des acteurs costumés se transformaient en des représentations géométriques inspirées du Bauhaus. Sa pratique est aussi largement influencée par la musique pop, ainsi qu’elle l’est par des écrivains, dont l’autrice de science-fiction Ursula K. Le Guin, la spécialiste des sciences sociales et féministe Donna Haraway, Legacy Russell et son concept du « Glitch Feminism », Jos. Esteban Muñoz et la notion de désidentification et enfin Mark Fisher et son emploi du terme « hantologie » pour décrire un mouvement artistique qui semble aspirer à un avenir perdu ne s’étant jamais matérialisé.
En soulignant le caractère insaisissable du genre, en remettant en question le concept de déterminisme technologique et en élargissant les définitions du portrait contemporain dans les mondes analogique et numérique, l’œuvre de Gallagher nous rappelle combien l’inclusion des disruptions dans les représentations systémiques peut être une source et un lieu de potentiel libérateur et de renforcement de la communauté ainsi que le catalyseur d’un changement transformateur.
L'exposition Prix Sobey pour les arts 2023 est présentée au Musée des beaux-arts du Canada de 13 octobre 2023 jusqu'au 3 mars 2024, et le nom du gagnant sera annoncé en novembre 2023. Le Prix Sobey pour les arts est administré conjointement par la Fondation Sobey pour les arts et le Musée des beaux-arts du Canada. Merci de partager cet article et de vous inscrire à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du MBAC et pour tout savoir de l’art au Canada.