June Clark, Vue d’installation à l’exposition du Prix Sobey pour les arts 2024, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa

June Clark, Vue d’installation à l’exposition du Prix Sobey pour les arts 2024, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 4 octobre 2024 au 6 avril 2025. © June Clark Photo : MBAC

Prix Sobey pour les arts 2024 : June Clark

Stephanie Comilang : Tu as grandi à Harlem, une dizaine d’années après la Renaissance de Harlem. Pourrais-tu dresser un portrait de ta demeure et de ton quartier?
June Clark : Courtepointe de Harlem (1997) porte sur ce sujet : c’est un autel dédié à la communauté. Harlem était un lieu idéal pour l’enfant que j’étais, comme si j’habitais un village où je pouvais compter sur de nombreux adultes. Il y régnait une atmosphère chaleureuse et enveloppante. Lorsque, jeune adulte, j’ai dû aller travailler au centre-ville, j’ai été choquée d’apprendre que les gens avaient une idée horrible de cet endroit.

SC : Il semble que le milieu où tu as grandi ait été idéal et que tu as été entourée par une communauté. À quel moment l’idée de vivre dans un petit village a-t-elle changé pour toi?
JC :  Quand j’ai dû quitter les États-Unis en raison de la guerre du Vietnam. J’avais vingt-six ou vingt-sept ans, j’étais mariée, je travaillais et suivais des cours à Columbia, mais j’habitais toujours à proximité de ma famille. Mais il y a eu la conscription et nous avons dû partir. C’est ce qui a motivé mes premières photographies : tenter de trouver la communauté dont j’étais privée.

June Clark, Courtepointe de Harlem, 1997. tissu, transferts photographiques et éclairage

June Clark, Courtepointe de Harlem, 1997. Tissu, transferts photographiques et éclairage; dimensions variables. Vue d’installation à la Power Plant Contemporary Art Gallery, Toronto, 2024. © June Clark Photo : LF Documentation, avec l'autorisation de l'artiste et Daniel Faria Gallery

SC :En tant qu’artiste pour qui le chez-soi est très important, j’aimerais savoir ce qu’il signifie pour toi.
JC :  Le chez-soi, c’est la communauté. Il ne s’agit pas seulement d’un groupe serré de deux parents et de frères et sœurs, mais bien d’une famille étendue, parce que nous vivions en grande proximité. Voilà la base de mon œuvre. C’est ce qui m’a formée. C’est ce que je suis. Toute la communauté vit à travers moi, et je l’invoque quand je travaille. Et j’ai l’impression qu’elle serait très fière de ce que je fais.

SC : C’est aussi parce que tu as quitté ce chez-soi. Tu avais été arrachée de cet endroit et envoyée dans un autre. Comment es-tu arrivée à Toronto?
JC :  En fait, nous avons d’abord habité à Amsterdam. Mais les lois sur l’extradition y étaient très floues. Un professeur de mon mari à Columbia, qui avait été transféré à l’Université de Toronto, nous a suggéré de le suivre. Je ne savais pas vraiment où était situé Toronto, parce que, depuis New York, Montréal était la destination pour les excursions de fin de semaine. Nous avons supposé que si nous venions au Canada, mon mari terminerait ses études d’architecture à l’Université de Toronto et que nous nous installerions ensuite à Montréal. Mais c’était la fin des années 1960 et le début des années 1970, et il y avait des bouleversements au Québec pendant cette période. Et ce n’était pas l’endroit où nous voulions être. Nous sommes donc restés à Toronto et nos enfants y sont nés. Moi qui ai grandi à New York, j’ai senti que Toronto était un endroit merveilleux pour élever des enfants.

June Clark, Barbier Castries, Bathurst, 1976. épreuve à la gélatine argentique

June Clark, Barbier Castries, Bathurst, 1976. Épreuve à la gélatine argentique, 30.5 × 21 cm. © June Clark Photo : Avec l'autorisation de l'artiste et Daniel Faria Gallery

SC : Oui. Mes parents sont venus à Toronto dans les années 1970, émigrant des Philippines. Ils sont partis pendant la dictature des Marcos, quand Pierre Elliott Trudeau accueillait beaucoup de gens des Philippines. Comment as-tu trouvé ta communauté à Toronto?
JC :  J’ai cherché! Lorsque vous immigriez à Toronto, on vous envoyait directement chez Honest Ed pour vous procurer des ustensiles de cuisine bon marché et tout le reste. Et c’est ainsi que vous rencontriez d’autres personnes. Nous allions au marché Kensington pour faire des courses et nous retrouver. C’était très bien. Puis, mon mari m’a acheté un appareil photo et je me suis promenée, cherchant des images, des images familières qui me donnaient l’impression de revenir  chez moi. Les gens ont commencé à me dire : « J’aime vos photographies. » C’est alors que j’ai décidé de continuer et de me consacrer à la photographie. Une connaissance m’a parlé de Laura Jones, qui dirigeait une galerie de photographie, rue Baldwin. Je suis allée la rencontrer et j’ai découvert qu’elle était une ex-Américaine. Nous nous sommes bien entendues, et d’autres femmes gravitaient autour de la galerie. Nous avons alors fondé la Women’s Photography Co-operative. Les photographes masculins de Toronto étaient plutôt hostiles envers les femmes qui pratiquaient cette discipline. Mais cela a fini par nous rendre service, car nous nous sommes formées par nous-mêmes. C’est ainsi que j’ai appris à cadrer des prises de vues, à développer mes propres tirages, car il y avait deux chambres noires au sous-sol de la galerie. Et une fois notre groupe constitué, nous avons choisi d’exposer. Notre première exposition présentait des photographies de femmes par des femmes. Le nombre de tirages que nous avons reçus de femmes photographes de toute l’Amérique du Nord a été incroyable. Ce fut une très grande réussite. 

June Clark, Le fumeur, 1977. Épreuve à la gélatine argentique

June Clark, Le fumeur, 1977. Épreuve à la gélatine argentique, 21 × 30.5 cm. © June Clark Photo : Avec l'autorisation de l'artiste et Daniel Faria Gallery

SC : Tu étais en quête d’une communauté, mais tu en as aussi créé une.
JC :  Oui. Et l’an dernier, justement, le Musée des beaux-arts de l’Ontario a acquis toutes les archives de la Women’s Photography Co-operative – toutes les merveilleuses lettres que nous ont envoyées des femmes de partout, leurs photographies et plus encore.

SC : À quoi ressemblait Toronto dans les années 1970, l’ambiance?
JC :  Une grande fadeur, avec un F majuscule. Je me souviens avoir écrit à ma sœur pour lui dire : « Peux-tu croire que les secrétaires portent des gants blancs quand elles vont au travail? » Ce n’était qu’une ville de frites et de sauces, où il n’y avait pratiquement pas de restaurants. Et j’ai été choquée d’apprendre qu’une de mes voisines n’était jamais sortie de Toronto. Elle ne comprenait tout simplement pas pourquoi on serait tenté de le faire. Il y avait de la complaisance ici, du genre « nous sommes bien, n’essayez pas de nous changer ».

June Clark, Untitled (Also, going around the corner would be delicious in itself because we were forbidden to do so) / [Sans titre (De plus, tourner au coin serait délicieux en soi, car cela nous était interdit)], de la série Ville des chuchotements. Phot

June Clark, Untitled (Also, going around the corner would be delicious in itself because we were forbidden to do so) / [Sans titre (De plus, tourner au coin serait délicieux en soi, car cela nous était interdit)], de la série Ville des chuchotements. Photogravure, 107 × 137.2 cm. Fonds de la Museum of Art Collection, 2024, McMaster Museum of Art, McMaster University, Hamilton. © June Clark Photo : Avec l’autorisation de l’artiste et de la Daniel Faria Gallery

SC : Est-ce devenu davantage multiculturel dans les années 1980?  
JC :  
Oui. Il me faut à cet égard accorder le mérite à Pierre Elliott Trudeau, qui avait compris l’importance d’accueillir du sang neuf et une nouvelle immigration.

SC : J’ai une autre question. J’aime beaucoup comment, dans ta pratique, tu recrées un souvenir avec une grande précision. Peux-tu me parler de ta démarche?
JC : Une partie de ma démarche consiste à ne pas essayer de créer des souvenirs parfaits, car la mémoire n’est jamais exacte. Et là, je pense à des œuvres comme Ville des chuchotements (1994) ou Revisiter le 2191 (1997), où j’essaie d’illustrer comment la mémoire est fuyante, à quel point on ne peut s’y fier. Le souvenir émerge et s’estompe. C’est ce que j’essayais de représenter avec ces œuvres : comment les photographies capturent un moment. Mais avec la gravure, le moment n’est pas figé, il est très fluide. Un jour, vous vous souvenez d’un incident d’une certaine manière, mais un autre jour, en fonction de votre humeur ou de votre état d’esprit, c’est une partie différente du même souvenir qui vous revient en tête. Et j’aime beaucoup jouer avec ça.

June Clark, Revister le 2191, 1997. Transfert photographique et mine de plomb sur papier; et Désengagement moral  2017. polyester, bois et métal oxydé

June Clark, Revister le 2191, 1997. Transfert photographique et mine de plomb sur papier, 60 × 80 cm; et Désengagement moral  2017. polyester, bois et métal oxydé, 254 × 175,3 × 7,6 cm. Acheté en 2021. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Vue d’installation à la Daniel Faria Gallery, Toronto, 2020. © June Clark Photos : LF Documentation, avec l'autorisation de l'artiste et Daniel Faria Gallery

SC : Penses-tu alors que la photographie est exacte ou inexacte?
JC : Je pense qu’elle est exacte à la seconde précise du clic de l’appareil. Ce geste capture en effet une seconde et un angle particuliers. Mais tout ce qui est à l’extérieur du cadre ou se passe immédiatement après le clic influence cette seconde. Et selon moi, c’est ce qui définit la photographie.

SC : Oui, en effet. J’aime la façon dont tes sculptures deviennent des photographies augmentées, en quelque sorte, parce que c’est une manière plus tangible de comprendre l’exactitude ou l’inexactitude d’une prise de vue. Peut-être que tes sculptures offrent de nombreuses perspectives, plus qu’un simple appareil photo.
JC : Oui. Quand j’ai commencé la photographie, je pensais que l’image obtenue était sacrée et qu’il ne fallait pas la manipuler. C’est pourquoi on s’entraîne à cadrer des prises de vues, pour ne pas avoir à corriger l’image dans la chambre noire. Ce que vous obtenez est final, c’est la vérité. Mais sous l’influence d’autres artistes, tels Saul Steinberg, Joseph Cornell et Robert Rauschenberg, j’ai compris que j’avais la permission de jouer avec la photographie et de révéler d’autres réalités.     

 

L'exposition du Prix Sobey pour les arts 2024 est présentée au Musée des beaux-arts du Canada du 4 octobre 2024 jusqu' au 6 avril 2025, et le nom du gagnant sera annoncé en novembre 2024. Le Prix Sobey pour les arts est administré conjointement par la Fondation Sobey pour les arts et le Musée des beaux-arts du Canada. Merci de partager cet article et de vous inscrire à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du Musée et pour tout savoir de l’art au Canada.

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