Zoom sur l’Angleterre victorienne

 

Thomas Annan, Impasse, n° 193, rue High (1868, tirée v. 1878–1879), épreuve au charbon, 28,1 x 23,1 cm. MBAC

 

Cet article est paru pour la première fois dans la revue Vernissage, vol. 1, no 1, hiver 2010.

Décors de salons surchargés, flegme britannique, scientifiques visionnaires, explorateurs polyglottes et trains à vapeur… l’Angleterre du xixe siècle est sans nul doute un sujet photographique fascinant aux yeux de tous ceux qui connaissent vaguement cette période pour avoir lu un roman de Dickens ou vu un drame victorien. Le règne de Victoria (1837—1901) a surtout été une période de paix et de prospérité croissante, marquée par des réformes politiques, des progrès en santé et en hygiène publique, et par d’ambitieux projets de construction. La photographie, qui voit le jour en 1839, a aussi fait de ce siècle le premier à être documenté par des photos.

La magie de Photographies britanniques du xixe siècle tient à cette rencontre entre un sujet évocateur et un procédé artistique naissant. Troisième exposition d’une série mettant en vedette la collection de photos du Musée des beaux-arts du Canada, Photographies britanniques du xixe siècle fait suite à Photographies modernistes, à l’affiche à Ottawa en 2007 et à Photographies françaises du xixe siècle, en 2009. La remarquable collection du Musée s’est régulièrement enrichie depuis 1967, année où l’ancienne directrice Jean Sutherland Bogg a acheté 23 épreuves anciennes (et 5 épreuves contemporaines). Confrontée à un choix de plus de 2000 images, Lori Pauli, conservatrice adjointe des photographies et commissaire de l’exposition, en a sélectionné 105, dont 67 sont actuellement présentées à l’Art Gallery of Alberta. Un grand nombre, prises par de célèbres photographes britanniques tels que William Henry Fox Talbot, Julia Margaret Cameron et Frederick Evans, figurent parmi les perles de la collection, tandis que d’autres, moins connues, ont rarement été exposées.

L’exposition retrace l’évolution de la photographie britannique au cours du xixe siècle — des premières images plutôt approximatives aux daguerréotypes et aux merveilleuses épreuves au platine au tournant du siècle. Et bien que Pauli rappelle la valeur technique et esthétique de chaque œuvre dans le catalogue de l’exposition, il n’en demeure pas moins qu’elle semble tout aussi captivée par l’histoire de ces images.  

Ainsi en est-il d’Allégorie, de Julia Margaret Cameron (1868), un portrait légèrement flou de deux personnes — un homme blanc et un jeune garçon noir au regard triste et désenchanté — vêtues de costumes exotiques. La tête du garçon s’appuie légèrement sur la barbe de l’homme. Rappel historique de Pauli : l’enfant est Dejátch Álámáyou, fils de l’empereur d’Abyssinie (l’actuelle Éthiopie), devenu orphelin à la suite d’un impair diplomatique impliquant la reine Victoria. Emmené en Angleterre sous la garde bienveillante du capitaine Tristram Speedy, aventurier et soldat de métier, il souleva une grande curiosité, inspirant de nombreux portraits photographiques et apparaissant à la une du London Illustrated News. Après avoir vécu quelque temps avec le capitaine Speedy et son épouse à l’île de Wight, il fut finalement séparé de ses protecteurs sur ordre du gouvernement britannique et envoyé dans une série de prestigieux pensionnats. Dejátch ne fut jamais heureux en Angleterre. Atteint de tuberculose, il mourut à l’âge de 19 ans.  

Ce portrait est en soi particulièrement intéressant car il offre aux observateurs de notre temps, pour qui le nom des modèles ne signifie rien, suffisamment d’indices visuels pour imaginer la situation. Le contexte historique rend l’image encore plus émouvante. « Cela en dit tellement sur l’époque victorienne et sur le colonialisme, note Pauli. Ils pensaient simplement qu’ils pouvaient en faire un Anglais. »

Tout aussi poignant est l’album de photos rarement exposé Hatfield Rectory (1854), dont Pauli croit qu’il a sans doute été composé à la mémoire de l’occupant du presbytère, le révérend Faithfull. L’album comprend à la fois des portraits de famille et de paisibles scènes champêtres. Le décès du révérend aurait obligé sa famille à quitter le presbytère, et celle-ci a dû vouloir photographier les gens et les lieux qu’elle laissait derrière elle. « C’est vraiment un souvenir du mode de vie d’une autre époque », souligne Pauli.  

D’autres images racontent l’histoire d’une société en devenir. Impasse, n° 193 rue High (1868) de Thomas Annan fait partie d’un groupe de photos commandées par le Glasgow City Improvement Trust pour documenter les cours et les bâtiments anciens des bas quartiers de Glasgow avant leur démolition. Sur cette image, une longue allée pavée sépare deux maisons. À l’avant-plan, deux personnages flous sont perchés sur les marches d’un escalier usé par le temps. Bien que les flaques d’eau et les tons sombres évoquent un air froid et humide, les nuages, qui tourbillonnent et font contrastent avec les formes linéaires architecturales et les cordes à linge, confèrent de la beauté à cette photo.

Une photo de Frederick Evans récemment acquise par le Musée, La cathédrale de Wells. Une mer de marches (1903), fait pendant à la scène urbaine de Thomas Annan. Là encore, des formes architecturales massives et des marches usées dominent la composition. Cependant, un escalier majestueux mène vers des colonnes et vers la voûte d’une cathédrale — comme au paradis — communiquant ainsi une richesse harmonique et rythmique vibrante, voire une illumination spirituelle. Citons la description d’Evans : « […] une véritable mer de marches. Les centaines de pas qui les ont foulées durant les nombreuses années où l’escalier remplissait son office les ont usées en un semblant de vagues brisées déferlant faiblement sur une rive tranquille ». Cette image remarquable par son minimalisme tranquille est certainement l’une des plus exquises de l’exposition.

Qu’il s’agisse de scènes intimes, familières et domestiques ou de vues grandioses et exotiques, les photos exposées ici couvrent un vaste éventail de sujets. L’ombre d’une fleur de Fox Talbot est non seulement remarquable pour sa date, 1839 — qui en fait l’une des plus anciennes —, mais aussi pour ses effets subtils et insaisissables. Dans le catalogue de l’exposition, Larry Schaaf, spécialiste de Talbot, la décrit comme une « fleur fantomatique, sinueuse et dansante, qu’on jurerait créée à la fumée ». Des images d’arbres noueux d’Augusta Mostyn et de Frederick Evans expriment une préoccupation courante à cette époque. Le sujet de l’arbre en décomposition remonte au xviiie siècle, rappelle Pauli qui cite l’artiste et écrivain William Gilpin : « Qu’y a-t-il de plus beau, par exemple, qu’un vieil arbre au tronc creux se dressant sur un avant-plan austère ? Ou présentant une branche affaissée, agonisante ou morte ? »

Des portraits, des vues urbaines et des scènes de village illustrent aussi le quotidien de l’époque de Victoria. L’étude de genre d’Oscar Rejlander, Pauvre Jo (avant 1862), suscite une immense sympathie pour l’enfant pauvre qui a servi de modèle même si nous savons que la photo a été prise en studio. Dans son essai, Pauli qualifie ce sujet « d’enfant vedette pour sans-abri » et situe l’image dans le contexte du Londres de Charles Dickens et d’Henry Mayhew, fondateur de la revue Punch.

Plusieurs de ces photographes ont bravé des conditions difficiles pour rapporter des vues de lieux lointains, parfois exotiques. C’est le cas par exemple de la photo des ruines anciennes du temple d’Angkor Wat de John Thomson, Palais du roi lépreux (1866), qui provient de son album Antiquités du Cambodge. À l’époque, il était si difficile de se rendre à Angkor Wat que Thomson avait dû être accompagné de deux assistants cambodgiens, de huit bateliers, d’un guide siamois et d’un représentant de l’ambassade anglaise. Pour sa part, Francis Frith avait navigué vers une île du Nil dans un bateau traditionnel dahabieh pour photographier le grand temple de Philae, utilisant un appareil encombrant grand format et un délicat procédé au collodion humide. Quant à Roger Fenton, il était parti à la guerre de Crimée avec deux assistants, une camionnette photographique, 700 plaques de verre et six grandes caisses contenant du matériel et des effets personnels pour réaliser son Hangars et ateliers ferroviaires, Balaklava (1855).

La photographie de l’ère victorienne, considérée comme « l’âge d’or » en Angleterre pour cet art, a su saisir une étonnante variété de sujets et d’activités dont il est clair pour beaucoup qu’une grande partie se compose de chefs-d’œuvre. Photographies britanniques du xixe siècle propose un aperçu visuel unique sur une remarquable période historique. L’exposition est présentée à l’Art Gallery of Alberta jusqu’au 6 octobre 2013.

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