La Sainte Bible de David Hammons : au-delà du Testament à Duchamp
Chris Felver, Portrait of artist David Hammons [Portrait de l'artiste David Hammons], New York, New York (1999). Photo : Chris Felver / Getty Images
Certaines images nous viennent en tête quand nous tentons d’imaginer les collections d’une bibliothèque ou d’archives. L’une des plus courantes est peut-être celle de livres entassés sur des étagères, de périodiques d’un autre âge et de salles pleines de dossiers débordant de documents traitant d’événements, d’idées et de gens importants.
Si Bibliothèque et Archives du Musée des beaux-arts du Canada abrite ce genre d’articles, il abrite aussi une foule de trésors cachés dont The Holy Bible: Old Testament, un livre d’artiste du New-Yorkais d’adoption David Hammons tiré en édition limitée de 165 exemplaires seulement. Le Musée possède le 33e.
Cette acquisition exceptionnelle évoque à première vue le genre de bible que certaines familles se transmettent de génération en génération. Même dans un étui en cuir de 43 cm de long, de 27,5 cm de large et de 6 cm d’épaisseur, l’ouvrage se range difficilement dans le tiroir d’une table de chevet.
Sorti de son coffret, la reliure en cuir et la tranche dorée du livre continuent à faire illusion. Mais une fois ouvert, difficile de ne pas constater l’absence des textes bibliques. David Hammons les a plutôt remplacés par les volumes 1 et 2 de The Complete Works of Marcel Duchamp d’Arturo Schwarz, empruntant astucieusement le catalogue raisonné de l’artiste pour créer un ouvrage de mille deux pages qui réunit les deux volumes en un seul, revisitant de ce fait le concept du ready-made.
Arturo Schwarz, The Complete Works of Marcel Duchamp [l'œuvre complet de Marcel Duchamp], Londres, Thames & Hudson Ltd., 1969. Reproduit avec la permission de Thames & Hudson Ltd.
Né à Springfield (Illinois) en 1943, David Hammons déménage à Los Angeles en 1962 et étudie au Chouinard Art Institute (aujourd’hui le California Institute of the Arts) de 1966 à 1968. Il poursuit ses études à l’Otis Art Institute jusqu’en 1972, puis s’installe à New York en 1974. Peintre, sculpteur et artiste de performance afro-américain, il devient célèbre dans les années 1970 en explorant des thèmes tels que la race, la sexualité et la politique. Entre autres pratiques éclectiques, il produit des empreintes de son propre corps, vend des boules de neige dans la rue et crée des dessins en faisant rebondir des ballons de basketball à plusieurs reprises sur du papier blanc. Et comme Marcel Duchamp, il est fasciné par le ready-made.
Artiste français naturalisé américain, Duchamp doit entre autres sa célébrité à son utilisation révolutionnaire du ready-made, des objets trouvés qu’il modifie d’une certaine façon sans vraiment les changer et qu’il expose ensuite dans un contexte muséal pour obtenir des réactions. L’une de ses premières œuvres du genre, Roue de bicyclette (1913), est une roue de bicyclette sur un tabouret.

Marcel Duchamp, Roue de bicyclette (1913, 6iéme version 1964), fourche et roue de bicyclette attachées à un tabouret en bois, 126 x 64 x 31,5 cm total. Acheté 1971, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Succession de Marcel Duchamp / SODRAC (2015)
En 1917, Duchamp créé le premier ready-made qui fera vraiment des vagues. Fontaine est un urinoir qu’il a inversé, signé du pseudonyme « R. Mutt » et envoyé à l’exposition de la Society of Independent Artists Foundation qu’il aide à organiser. Devant l’immense scandale qu’elle suscite, l’œuvre est retirée avant même le début de l’exposition. La revue d’art Dada de Duchamp et d’Henri-Pierre Roché, The Blind Man, publie un peu plus tard une photo de Fontaine accompagnée d’un article élogieux affirmant que l’œuvre a réussi à changer l’attitude des visiteurs envers un objet.
Les créations de David Hammons jouent sur ce concept. Son livre pourrait être pris pour un ready-made s’il était présenté, sans explication, dans un contexte muséal. Or il s’agit d’un livre d’artiste qui, à ce titre, sert d’autres objectifs.
Les livres d’artiste transforment un produit fabriqué en une œuvre d’art et sont produits en quantités illimitées grâce à des techniques qui relèvent de la reproduction et de la distribution industrielles. Dans l’esprit du ready-made de Duchamp, le multiple devient une forme d’art subversive. La main disparaît du travail de création du multiple, et la multiplicité même de l’objet efface la réalisation d’œuvres d’art uniques. Aucun exemplaire n’est plus important que l’autre, aucun n’est plus précieux ou plus désirable que l’autre. Le propre de l’art conceptuel est que l’idée de l’art prime sur l’objet.
L’inscription « Old Testament » [Ancien Testament] gravée en lettres dorées au dos du livre pourrait indiquer que David Hammons invite les prochaines générations à ajouter quelque chose de nouveau à l’œuvre de Duchamp, ce dernier étant considéré comme le père du ready-made et de l’art conceptuel.
The Holy Bible: Old Testament de David Hammons, ainsi que près de 1 900 autres livres d’artistes et 700 multiples et objets en trois dimensions peuvent être vus sur rendez-vous à Bibliothèque et Archives du Musée des beaux-arts du Canada.