Le Grand Bouleversement. Artistes européens audacieux

André Derain Portrait de jeune homme (vers 1913–1914), huile sur toile avec dessin sous-jacent à la mine de plomb, 91,8 x 73,6 cm, Solomon R. Guggenheim Museum, New York
En septembre 1910, quand s’ouvre à la Moderne Galerie de Munich une exposition d’œuvres de Kandinsky, Braque, Derain, Picasso et autres artistes de l’avant-garde, un critique la qualifie d’« absurde », et suggère que les artistes sont soit « des fous incurables », soit des « bluffeurs audacieux ».
Plus d’un siècle plus tard, la notion même d’absurdité paraît, disons-le, un peu absurde, alors que je suis là, debout devant La montagne bleue (1908–1909) de Kandinsky, aussi charmante qu’encensée, ou le Portrait de jeune homme (vers 1913–1914), de Derain, plutôt figuratif. Au début du XXe siècle, néanmoins, ces œuvres sont réellement avant-gardistes, La montagne bleue pour ses couleurs vibrantes et ses formes aplanies, Portrait de jeune homme pour son trait de pinceau généreux et spontané, ainsi que ses proportions exagérées. Ces deux toiles figurent dans l’invitante exposition du Musée des beaux-arts de l’Ontario (MBAO), Le Grand Bouleversement. Chefs-d’œuvre de la collection Guggenheim, 1910–1918 (présentée sous son titre original anglais The Great Upheaval: Masterpieces from the Guggenheim Collection, 1910-1918).
Avec 65 peintures et sculptures de figures aussi marquantes que Kandinsky, Derain, Picasso, Cézanne, Chagall, Gauguin, Matisse, Modigliani, Mondrian et Seurat, Le Grand Bouleversement offre aux visiteurs une formidable occasion d’admirer des œuvres autrement présentées uniquement à New York.
Paul Gauguin, Haere Mai (1891), huile sur jute, 72,4 x 91,4 cm, Solomon R. Guggenheim Museum, New York
Le titre est une allusion au spectaculaire bouillonnement que connaît l’art moderne à l’approche de la Première Guerre mondiale. Disposées par ordre chronologique, les pièces témoignent, outre de l’imminence du grand cataclysme de la guerre en Europe, du fait que les temps sont alors aux bouleversements sociaux et artistiques majeurs. Les populations migrent des campagnes vers les villes. Les innovations technologiques dans les transports, les communications et l’énergie transforment radicalement la vie quotidienne. Avec la généralisation des voyages en train, les artistes peuvent plus facilement se constituer en groupes partageant une vision commune, comme le Cavalier bleu, les futuristes et la Nouvelle Sécession. L’artiste allemand Franz Marc l’écrit en 1912 : « il existe une tension artistique dans toute l’Europe. Partout, de nouveaux artistes se reconnaissent; un regard, une poignée de main suffisent à se comprendre. »
Dans la première salle, des œuvres des deux décennies précédant 1910 donnent une indication quant à l’orientation déjà prise par la peinture. Les racines du cubisme transparaissent dans les surfaces en mutation de l’Assiette de pêches (1879–1880), de Cézanne. Dans Haere Mai (1891), Gauguin démontre ses penchants rebelles avec des formes aplanies, des couleurs exotiques et une toile faite de jute irrégulier. Le Moulin de la Galette (1900), d’un Picasso encore adolescent, annonce le ton émotionnel de sa période bleue.
Paul Cézanne, Assiette de pêches (1879–1880), huile sur toile, 59,7 x 73,3 cm, Solomon R. Guggenheim Museum, New York
C’est dans la salle suivante, consacrée à l’année 1910, que le véritable bouleversement prend tout son sens. Pour qui associe Piet Mondrian aux grilles (comme la Composition no 12 avec du bleu (1936–1942) du MBAC), son Zomer, Duin in Zeeland [Été, dune à Zeeland] sera une révélation, une indication de ce qui a poussé l’artiste vers le motif géométrique. Image intense et très abstraite d’une dune, peinte avec de grands plans de bleu et de jaune, le tableau évoque l’éclat de la lumière du soleil. Avec cette œuvre radicale, Mondrian cherche à échapper aux limites de la peinture européenne conventionnelle, explique David Wistow, planificateur de l’interprétation du MBAO, qui est mon guide pour l’exposition : « Il ne faut jamais sous-estimer le poids de la tradition ».
La série de toiles portant sur la tour Eiffel, de Robert Delaunay, dans des paysages urbains fractionnés, illustre l’intérêt de ces artistes pour l’urbanisation et les prouesses du génie et de la technologie. Au fil des salles, chacune correspondant à une année, les tableaux de Kandinsky gagnent en expressivité. Improvisation 28 (1912), avec ses taches de peinture mince et ses traits noirs griffonnés, est une représentation visuelle de la musique.
Robert Delaunay, La tour rouge (1911–1912), huile sur toile, 125 x 90,3 cm, Solomon R. Guggenheim Museum, New York
En sculpture, aussi, la rupture est nette. La sublime sculpture de la même année, par Constantin Brancusi, Muse (1912), tête simplifiée en marbre sur un socle en chêne, illustre la tendance vers l’abstraction dans cette technique.
La dernière salle, réservée aux années 1914 à 1918, traite autant de l’absence que de la présence, les œuvres dans cette section étant relativement peu nombreuses. La Première Guerre mondiale sonne la fin d’une période artistique riche, les groupes d’artistes se défont, les expatriés sont expulsés et renvoyés chez eux, les artistes s’enrôlent; certains, comme Franz Marc, mourront sur le champ de bataille. Mais seules quelques œuvres de cette salle représentent la guerre. Amedeo Modigliani, réformé pour raison médicale, connaît une période de grande production, et sa femme nue couchée semble insensible à la destruction qui fait rage à sa porte même. Cimetière de montagne, peint par Kurt Schwitters en 1919, revient sur le bain de sang avec des croix tombales plantées dans un paysage d’apocalypse.
L’histoire de la célèbre collection de Solomon Guggenheim, dont sont tirées la plupart des œuvres de cette exposition, est elle-même fascinante. En 1927, neuf ans après la fin de la guerre, Guggenheim (alors un ex-industriel qui collectionnait des tableaux de maîtres) commande un portrait à une jeune artiste allemande, Hilla Rebay. Rapidement, une amitié se développe entre l’artiste, Guggenheim et sa femme Irene Rothschild, et Rebay présente le couple à divers peintres, dont Chagall, Delaunay et Mondrian, tant à Paris qu’à Berlin et Dessau; elle les guide dans leur acquisition d’œuvres d’art européennes contemporaines. En 1939, Guggenheim inaugure son propre musée à New York.
Juan Gris, Journal et compotier (1916), huile sur toile, 46 x 37,8 cm, Solomon R. Guggenheim Museum, New York
L’exposition Le Grand Bouleversement est organisée par le Guggenheim Museum, où elle a d’abord été présentée. Le catalogue qui l’accompagne, aux excellents essais signés par des conservateurs du Guggenheim, Tracey Bashkoff et Megan M. Fontanella, entre autres, est superbement illustré avec des reproductions de nombreuses œuvres. Le MBAO a ajouté sa propre touche à l’exposition torontoise, avec des textes muraux et des séquences d’archives qui situent le contexte social, politique et historique de l’actualité artistique de l’époque. Le concept en cube blanc des espaces d’exposition crée une atmosphère de modernité tout à fait appropriée. L’un des ajouts les plus inspirés de Wistow est une compilation de courts-métrages sur la danse dans ces années-là, dont l’un sur le tango, style le plus en vogue en 1912 à Paris, et un autre sur Loïe Fuller, danseuse d’origine américaine, dont les performances visuellement saisissantes influencent les mouvements Art nouveau, symboliste, cubiste et futuriste.
Juste après avoir admiré Cimetière de montagne, de Schwitters, à la fin de l’exposition, j’enjambe ces célèbres paroles d’Einstein, projetées sur le sol : « le monde […] ne peut être changé sans changer notre façon de penser ». Entre 1910 et 1918, la pensée européenne a certes été totalement chamboulée. Ce bouleversement est inscrit dans chacune des toiles de cette magnifique exposition.
Le Grand Bouleversement. Chefs-d’œuvre de la collection Guggenheim, 1910–1918 est à l’affiche au MBAO jusqu’au 2 mars 2014. Pour de plus amples renseignements cliquez ici.