
Vue des salles C208 et C220e dans les Salles européen et américains du Musée des beaux-arts du Canada, juin 2020. Photo : MBAC
Pourquoi on aime toucher l’art, et pourquoi il faut s’abstenir
Avec le recul, c’est un accident qui devait se produire. Hypercaine, installation conçue par les artistes Simon Birch, Gloria Yu, Gabriel Chan et Jacob Blitzer pour la 14th Factory, une exposition surprise à Los Angeles en 2017, consistait en un réseau de grands et minces socles remplissant une salle. Une seule, unique couronne avait été placée sur chaque socle. Tentant de prendre une photo d’elle-même avec l’œuvre en arrière-plan, une femme a perdu l’équilibre en s’accroupissant devant l’une des rangées. Le socle a basculé vers l’arrière, causant un effet de domino qui a entraîné la chute de toute la rangée sans que personne ne puisse intervenir.
Internet est truffé d’exemples d’œuvres d’art qui sont endommagées par des contacts involontaires, mais aussi parfois intentionnels. Souvent, les dégâts sont accidentels, causés par des gens en quête de la photo parfaite pour les médias sociaux ou posant pour des amis, des enfants turbulents ou des personnes trop curieuses. En de rares occasions, le geste est délibéré, quelqu’un cherchant à affirmer quelque chose en s’en prenant volontairement à l’art. Heureusement, dans le cas du Musée des beaux-arts du Canada, les dommages subis à la suite d’« interactions des visiteurs » sont beaucoup moins catastrophiques que dans les événements qui se propagent de manière virale sur Internet.

Jean Noël, Oeuf (Gros, orange et rouge), 1968. Plexiglass de couleur moulé et contre-plaqué, 175.3 x 110.5 x 58.4 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC
La plupart des gens savent que les œuvres d’art sont faites pour être regardées et non touchées; cependant, souvent certains sont tout simplement intéressés par le processus artistique et veulent l’explorer plus avant. L’art moderne et contemporain, en particulier, peut éveiller la curiosité sur ce qui compose les œuvres, ce qui rend celles-ci spécialement vulnérables. Parmi les matériaux attirants se trouve le plastique, conçu à l’origine pour une durée de vie limitée; les œuvres créées avec du plastique peuvent paraître solides, mais se dégradent en fait et sont plus fragiles et facilement endommagées qu’il ne le semble. Comme il arrive fréquemment que les sculptures contemporaines soient intrigantes, colorées et ludiques, on peut penser qu'elles sont interactives, ce qui arrive notamment avec les visiteurs habitués aux expositions basées sur l’exploration dans les centres de sciences. Certaines sculptures ou installations contemporaines font appel à l’électricité ou à des composants dangereux qui ne doivent pas être manipulés sans protection, sous peine de présenter un risque pour quiconque se hasarde au-delà de la barrière de séparation.
La principale raison pour laquelle il ne faut pas toucher l'art est la fragilité inhérente aux œuvres, le risque évident de bris si l’on s’assoit sur un objet ou si on monte dessus, ou encore si on le manipule d’une manière qui n’est pas appropriée. Moins apparentes, mais tout aussi graves, sont les traces invisibles laissées par l'effleurement des doigts le long du bras d’une sculpture de marbre ou sur les traits de pinceau d’une toile. Le bout de nos doigts transporte de la sueur, des huiles et des acides qui tous peuvent se transférer à l’œuvre d’art. Le métal, les surfaces peintes, les œuvres sur papier, les textiles et les photographies sont susceptibles d’être endommagés ou souillés par des mains qui ne sont pas propres. Les métaux en particulier sont très sensibles aux acides et aux sels, et tenir une pièce de métal à mains nues peut maculer la surface de traces de main et de doigt permanentes. Des vernis, des cires ou des patines chimiques sont souvent appliqués sur les œuvres pour créer l’aspect souhaité et aussi pour constituer un écran environnemental ou physique, mais des contacts répétés abîment cette couche protectrice. La crasse des mains peut s’accumuler dans les cavités d’une surface poreuse, laissant des impuretés et de la graisse bien enracinées.

Tom Thomson, Feuilles rouges, v. 1914. Huile sur bois, 21.2 x 26.7 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo : MBAC
Certains contacts sont même encore plus préoccupants : les couches de peinture sur un tableau peuvent se fissurer ou se craqueler sous l’effet d’une simple petite pression en surface. La plupart des matériaux peuvent être altérés si on les frotte ou les érafle par inadvertance avec le métal qui est sur les vêtements, ainsi qu'avec les bagues, les montres, et même avec les ongles. Bottes et chaussures transportent des graviers, du sel et de la saleté susceptibles d'éroder les œuvres et de causer leur corrosion.
S’il est nécessaire de stabiliser et restaurer une œuvre pour lui redonner l’apparence voulue par l’artiste, les traitements de conservation entraînent invariablement des modifications, que ce soit par la réparation ou la retouche de certaines zones ou par le remplacement de parties perdues ou par trop détériorées. Pour l’éviter, nos œuvres les plus vulnérables sont protégées de diverses façons. Des agents de sécurité sont présents dans la plupart des musées, mais ils ne peuvent être partout en même temps (et les coûts engendrés sont parfois prohibitifs pour les petites institutions). Les installations et les pièces accrochées au mur sont munies devant elles de poteaux de foule avec cordon (agissant comme barrières de faible hauteur) ou de traits au sol; l’idée n’est pas de dresser un obstacle physique, mais plutôt d’indiquer la distance sécuritaire à laquelle on peut observer l’œuvre en question. Les objets plus petits sont placés dans des vitrines, et les toiles ou œuvres sur papier sensibles sont présentées derrière un écran d’acrylique transparent. Si une pièce peut parfois porter à confusion pour le visiteur, le fait de l’installer sur un socle ou une plateforme surélevée indique clairement qu’il s’agit en fait d’une œuvre d’art.
Antonio Canova, Danseuse, 1818–22. Marbre, 172.7 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC
De plus en plus, les musées font des rappels discrets sur la fragilité des œuvres et sur le fait qu’elles ne s’offrent qu’à la vue. Ils prendront par exemple la forme d’un panneau « Veuillez ne pas toucher » ou d’un texte écrit à même le sol en lettrage vinyle autocollant. S’ils sont généralement respectés, ils peuvent indisposer certains visiteurs qui n’avaient aucune intention de toucher les œuvres et qui les voient comme une remontrance. Cette signalétique peut poser d’autres types de problèmes : certaines œuvres en ont, d’autres pas, ce qui dans ce dernier cas peut donner la fausse impression qu’il s’agit de pièces « non protégées » destinées à l’interaction. Il peut en résulter une impression d’incohérence déconcertante, notamment chez les personnes dont c’est la première visite. Et c’est sans compter sur l'éventuelle barrière linguistique.
Les musées et les galeries d’art ont vocation à être des lieux inclusifs où des gens de tous âges viennent pour être émus par l’art, s’en inspirer et nouer un dialogue avec lui. Pour maintenir un environnement accueillant tout en protégeant les œuvres, nous réfléchissons en permanence à l’équilibre entre accès et préservation. Nous avons besoin de l’aide de nos visiteurs pour que la collection nationale du Canada demeure accessible tout en reflétant l’intention initiale des artistes.
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