Sous les projecteurs : Jan Brueghel père et fils


Jan Brueghel l’Ancien,
Nature morte aux fleurs dans un vase en grès, v. 1610, huile sur chêne, 67 x 51 cm. Collection particulière

Au cœur de l’hiver gris d’Ottawa, rien n’est plus appréciable qu’une touche de couleur et quelques signes avant-coureurs du printemps. Présentées actuellement au Musée des beaux-arts du Canada (MBAC), deux natures mortes florales séduisent le regard et donnent au visiteur l’occasion de comparer les œuvres d’un père et son fils.

Le tableau Bouquet de fleurs dans un vase en faïence (v. 1625), de Jan Brueghel le Jeune (1601–1678), fait partie depuis longtemps de la collection nationale, et est bien connu des assidus des salles d’art européen. Le public pourra maintenant admirer Nature morte aux fleurs dans un vase en grès (v. 1610), peint par son père, Jan Brueghel l’Ancien (1568–1625), généreusement prêté au musée par un collectionneur privé. 

La famille Brueghel (orthographiée aussi parfois Bruegel) est sans doute la plus célèbre dynastie de peintres flamands. Jan l’Ancien était le fils du grand Pieter Bruegel l’Ancien, peintre de paysages et de scènes de la vie quotidienne brillant et inventif. Jan lui-même était réputé dans toute l’Europe pour ses peintures petit format, et ses natures mortes comptaient parmi ses œuvres les plus appréciées. Installé à Anvers, il y a connu le succès et a collaboré à l’occasion avec d’autres peintres, dont son ami le génial Peter Paul Rubens. Surnommé « Brueghel de Velours » pour sa touche délicate, Jan l’Ancien a plus tard été suivi par son fils. Ce dernier, Jan le Jeune, quoique moins talentueux que son père et son grand-père, a su néanmoins perpétuer l’entreprise familiale jusque tard dans la deuxième moitié du XVIIe siècle.


Jan Brueghel l’Ancien, Nature morte aux fleurs dans un vase en grès (détail), v. 1610, huile sur chêne, 67 x 51 cm. Collection particulière

Les natures mortes de Jan l’Ancien étaient particulièrement prisées de ses contemporains. Non seulement parvenait-il à rendre la variété et l’abondance de la nature, perçue comme une création de Dieu, mais il le faisait avec une telle adresse que l’on disait parfois qu’il rivalisait avec la nature elle-même. Son choix se portait généralement sur des fleurs assez communes, aux côtés de variétés d’une grande rareté. Il était particulièrement amateur de tulipes bigarrées, traduisant l’importance de la tulipe dans l’économie locale. Cette espèce était si précieuse aux Pays-Bas que, durant la « tulipomanie » de 1636–1637, de véritables fortunes se sont gagnées et envolées du jour au lendemain à travers la spéculation touchant les bulbes rares.

Jan commençait vraisemblablement avec des études de fleurs individuelles, puis sélectionnait, dans sa banque d’images, des exemples qu’il peignait et assemblait dans une composition. Il pouvait ensuite mettre sa créativité à profit en peignant, ou en faisant peindre à son atelier, des copies et variations de ce travail. On peut véritablement parler ici de « stratégie de marque » : une impulsion créative s’appuyant sur une équipe d’assistants pour réaliser un produit reconnaissable, proposé à la vente dans toute une gamme de qualités. 

Malgré la notoriété dont il a joui en son temps, on sait relativement peu de choses sur Jan l’Ancien. S’il existe certes de très nombreux tableaux que l'on peut étudier, il y a également beaucoup d'œuvres d’imitateurs du XVIIe siècle, pour ne pas parler des pièces d’un style semblable de la main de son fils. L’analyse de la production familiale est d'autant plus ardue que beaucoup de peintures sont la propriété de collectionneurs privés, et que peu ont été évaluées à l’aide de techniques modernes susceptibles de révéler des informations sur la manière dont une œuvre a été créée ou sur sa date de réalisation. Dans le cas de Jan le Jeune, le flou est encore plus grand.


Jan Brueghel le Jeune, Bouquet de fleurs dans un vase en faïence (détail), v. 1625, huile sur chêne, 73 x 54,6 cm. MBAC

Dans le tableau actuellement prêté au MBAC, le vase en grès tout simple de Jan l’Ancien contient toute la diversité d’un jardin fleuri : roses, iris, tulipes, fritillaires, pour n’en nommer que quelques variétés, sur un arrière-plan noir qui met en valeur les riches couleurs et les formes finement observées. Le souci du détail et la précision du trait invitent à un examen attentif des fleurs, sans oublier les mouches, araignées et papillons qui se cachent parmi elles.

Élément intéressant, cette œuvre existe en au moins cinq versions. On trouve des tableaux similaires au Musée d’art et d’histoire de Genève, à l’Art Institute de Chicago et au Fitzwilliam Museum à Cambridge, en Angleterre. Chacune de ces cinq déclinaisons diffère par ses dimensions, un arrangement floral légèrement distinct et, dans le cas de la pièce prêtée au MBAC, par la substitution de quelques fleurs. Comment ces variantes ont-elles été réalisées? Jan avait de toute évidence mis au point une méthode de travail permettant de répliquer un modèle et d’en produire de subtiles variations. Plus particulièrement, la Nature morte prêtée au MBAC laisse voir des repentirs, changements effectués par l’artiste alors même qu’il peint, une preuve supplémentaire qu’il ne s’agissait pas d’un simple exercice de copie. On doit peut-être voir l’ensemble de ces versions comme des variations sur un même thème, pour employer une analogie tirée de la musique.

Dans le cas du Bouquet du MBAC, le vase en faïence, orné d’une figure féminine personnifiant l’eau, était un des motifs préférés du père comme du fils. On trouve également d’autres exemples de cette œuvre, avec le vase présenté sous divers angles et des bouquets différents. Le MBAC a acquis cette peinture comme œuvre de Jan l’Aîné en 1963, avant de l’attribuer quelques décennies plus tard à son fils, reflétant ainsi l’état actuel de la connaissance de l’œuvre des deux hommes. Elle a vraisemblablement été réalisée sous sa direction par son atelier.


Jan Brueghel le Jeune, Bouquet de fleurs dans un vase en faïence, v. 1625, huile sur chêne, 73 x 54,6 cm. MBAC

La comparaison entre les deux pièces est l’occasion tant pour le public que pour les spécialistes de se faire une idée plus précise des stratégies suivies par les deux artistes, et d’analyser la paternité des œuvres en fonction de la touche, du style, de la sensibilité et de la technique. Cet exercice d’expertise s'avère particulièrement intéressant, car, si le sujet et le style sont semblables, les deux tableaux affichent de subtiles différences. Chacun des peintres avait son propre coup de pinceau pour rendre les formes des fleurs, des feuilles et des tiges, ou encore de l’intensité de la lumière; et chacun avait sa vision esthétique des effets potentiels du trait et de l’approche. Les deux œuvres divergent aussi par la façon dont les deux peintres ont abordé l’espace positif et négatif, la composition, l’équilibre et la couleur. 

Malgré leurs différences, toutefois, les deux œuvres sont un festin pour les yeux, brillant de tous leurs feux sur fond sombre, les fleurs fraîches, éclatantes de vie, comme elles devaient l’être lorsqu’elles ont été peintes pour la première fois.

Nous invitons les visiteurs à venir comparer par eux-mêmes, dans la salle C205a.

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