Honoré Daumier, détail de Le wagon de troisième classe, v.1863–65. Huile sur toile, 65.4 x 90.2 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

En quête des maîtres français : la famille de Gordon C. Edwards

Le 3 janvier 1934, plus de 1000 invités se pressent pour le vernissage de l’exposition French Painting of the 19th Century [La peinture française du XIXe siècle] au Musée des beaux-arts du Canada, un événement pour lequel le directeur Eric Brown a réuni plus de 100 tableaux dans l’aile Est de bâtiment du Musée commémoratif Victoria, où loge la Galerie nationale jusqu’en 1959. Dans une lettre adressée au directeur du Chicago Art Institute, Brown affirme que, étonnamment, les œuvres de l’avant-garde française de cette période n’ont encore jamais été présentées au Canada et qu’il veut donc organiser « une exposition des plus remarquables », tant par son sujet que par son envergure. Claude Monet, Vincent van Gogh et Auguste Renoir figurent sur la liste d’œuvres constellée de grands noms, mais réunir une sélection d’une telle envergure n’est pas un mince exploit, en particulier pour une jeune institution d’Ottawa. La chose est rendue possible grâce à la collaboration exceptionnelle entre le Musée et un collectif de marchands d’art européens et, pour une large part, en raison de la générosité de collectionneurs privés locaux. Dans le catalogue, Brown exprime sa gratitude à tous les prêteurs et notamment à « M. Gordon Edwards, d’Ottawa, dont la collection a contribué pour pas moins de dix-neuf œuvres ».

Paul Cézanne, La route à Auvers-sur-Oise, v. 1873–74. Huile sur toile, 55.2 x 46.2 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

Député à la Chambre des communes, Gordon Cameron Edwards (1866–1946) est issu d’une famille qui a fait fortune dans le commerce du bois. Il fait l’acquisition d’une grande partie de la collection de son oncle, le politicien et fondateur de l’entreprise familiale William Cameron Edwards (1844–1921), lorsque celle-ci est mise aux enchères en 1923. Le vieil Edwards avait un intérêt certain pour l’art canadien, en particulier les œuvres de Cornelius Krieghoff et Franklin Brownell, mais aussi pour les artistes européens comme Gustave Courbet, Johan B. Jongkind et J.M.W. Turner. Gordon Edwards rend hommage à l’esprit philanthropique qui animait son oncle et sa tante décédés en faisant don cette année-là de trois peintures de paysage au Musée.

Le neveu Edwards hérite de la propriété familiale du 24, promenade Sussex surplombant la rivière des Outaouais. Le bâtiment victorien, aujourd’hui résidence officielle du premier ministre du Canada, a été construit en 1868 par Joseph Merrill Currier et acheté par William Edwards en 1901. C’est là que Gordon Edwards se met à enrichir la collection d’objets d’art de son oncle selon ses propres goûts : il remplit la vaste demeure avec principalement des œuvres françaises du XIXe siècle acquises auprès de marchands d’art européens aussi importants que Bernheim-Jeune et E.J. van Wisselingh & Co. Des toiles de Paul Cézanne, Honoré Daumier, Henri Fantin-Latour, Édouard Manet et Alfred Sisley arrivent ainsi dans la capitale canadienne et dès le début des années 1930, Brown entreprend des démarches pour qu’elles soient prêtées en vue de son exposition.

Honoré Daumier, Le wagon de troisième classe, v. 1863–65. Huile sur toile, 65.4 x 90.2 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

C’est Le wagon de troisième classe, de Daumier – tableau aujourd’hui dans la collection du Musée des beaux-arts du Canada – qui capte le plus l’attention. Peint autour de 1863–65, il incarne parfaitement la sensibilité de l’artiste pour les problématiques sociales, décrivant une réalité dépassant celle du prestige et de l’élégance de la bourgeoisie pour offrir un regard original sur la vie quotidienne dans la France industrialisée du XIXe siècle. Dans un wagon bondé, les trois passagers au premier plan constituent l’élément central de la composition. La lumière du jour entre par les fenêtres, illuminant l’intérieur par ailleurs sombre et dirigeant l’œil vers la vieille femme à la capuche serrant dans ses mains un panier. Renfermée et lasse, elle est encadrée par une jeune femme berçant un nourrisson et un écolier assoupi, un chapeau et un coffre à ses côtés. Derrière le groupe se trouvent des rangées de passagers assis, tous des hommes, certains en costume et haut-de-forme, vêtus avec recherche, d’autres en habits traditionnels de la classe ouvrière. La composition de Daumier, complexe d’un point de vue psychologique, donne vie de manière convaincante à ses protagonistes avec une immédiateté émouvante, rendant palpables les sons, les mouvements et l'ambiance du trajet en train à l'heure d’affluence. Le plus remarquable, toutefois, est l’humanisme avec lequel le peintre représente les gens les plus vulnérables de la société.

Honoré Daumier, Celui-là, on peut le mettre en liberté! ..., avant 11 septembre 1834. Lithographie sur papier vélin, image: 22.5 x 25.6 cm. et Nous sommes tous d'honnêtes gens, embrassons-nous ..., avant 13 novembre 1834. Lithographie sur papier vélin, image: 21.9 x 29 cm Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

Graphiste et illustrateur, Daumier, par sa satire mordante et ses évocations critiques du régime et des élites en place durant la monarchie de Juillet dans la France postrévolutionnaire, s’est bâti une renommée en tant que caricaturiste politique. Par contre, il ne sera pas reconnu pour sa peinture de son vivant. En 1878, un an avant sa mort, le réseau influent de l’artiste, alors aveugle et appauvri, tente de lui venir en aide en organisant une exposition consacrée à ses œuvres à la galerie Durand-Ruel. C’est là que Le wagon de troisième classe est présenté au public pour la première fois.

La toile, qui passera entre les mains de plusieurs illustres marchands d’art de Paris, entre en 1889 dans la collection du comte Armand Doria avant de devenir propriété de l’intellectuel parisien Paul Gallimard. Quelque dix ans plus tard, elle passe en la possession de James Murray, qui préside l’Aberdeen Art Gallery en Écosse, avant de retourner en 1927 dans la capitale française où l’antenne de Van Wisselingh & Co se charge de la vente outre-mer à Gordon Edwards.

La réputation de Daumier connaît après sa mort une expansion rapide et ses tableaux réalistes deviennent très recherchés par les collectionneurs. Une fois en sol nord-américain, Le wagon de troisième classe fait immédiatement sensation et est l’un des chefs-d’œuvre de l’exposition itinérante de Brown, présentée également à Toronto et Montréal. Dix-huit autres pièces majeures de la collection d’Edwards en font aussi partie.

Camille Pissarro, Rue de l'Hermitage, à Pontoise, 1875. Huile sur toile, 58.4 x 69.9 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

Lorsqu’en 1939 Harry Orr McCurry prend la direction du Musée, il cherche immédiatement à concrétiser l’acquisition de cette œuvre indéniablement maîtresse de Daumier, mais ses efforts sont mis à mal par le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Edwards, de son côté, quoique fortuné et influent, se trouve dans une situation fâcheuse : sa propriété de la promenade Sussex a été expropriée par le gouvernement canadien pour éviter toute mise en vente de cette bande de terrain en particulier (déclarée domaine de la Couronne le 12 juin 1943), et même si le premier ministre William Lyon Mackenzie King accepte qu’Edwards puisse demeurer dans la maison jusqu’à ce que l’avenir de celle-ci soit décidé, l’exproprié va inévitablement chercher des alternatives pour héberger sa collection d’objets d’art. Il a envoyé une sélection de pièces pour une exposition à New York et les offres d’achat ne tardent pas à se manifester. Sachant l’intérêt du Musée pour les œuvres lui appartenant, Edwards écrit en mai 1944 à Harry Stevenson Southam, président du conseil d'administration du Musée et magnat de la presse : « Je suis certain que vous comprendrez qu’il y a un souhait naturel chez moi de voir cette affaire se conclure pour de bon, eu égard à la situation concernant ma résidence et à la demande exprimée par d’autres sources pour l’obtention de ces toiles ». Le message est clair : Edwards veut vendre, et vite. Conscient de la perte culturelle qu’une vente aux É.-U. ferait subir au Musée comme au public canadien, Southam presse le premier ministre de donner à Edwards l’assurance des intentions d’achat du gouvernement canadien.

Même si le Musée fonctionne avec un budget d’acquisitions et un programme d’expositions radicalement réduits au cours de la Deuxième Guerre mondiale, il réussit néanmoins à organiser une seconde exposition prêtée de la collection Edwards présentant 21 de ses tableaux français modernes à l’automne 1944. Revenues de New York, ces toiles ont d’abord été choisies par McCurry et leur exposition au Musée a peut-être été l’occasion de convaincre le premier ministre de leur importance et de l’urgence de s’en porter acquéreur. À l’époque, Canadian Art évoque une « collection peu connue » provenant de « derrière la façade de boiseries chantournées et ornementations d’une demeure en pierre de style victorien tardif » exposée à la Galerie nationale. L’article précise que de nombreux Canadiens ont sans doute vu auparavant des reproductions du Wagon de troisième classe de Daumier, sans pour autant savoir que cette œuvre était propriété d’un résident d’Ottawa. Malgré des réactions positives, le gouvernement canadien n’est toujours pas en mesure de prendre l’engagement financier d’acheter les œuvres et, à la fin de l’exposition, l’ensemble reprend le chemin de New York pour y être à nouveau mis en vente.

Gustave Courbet, Les cascades, v. 1872. Huile sur toile, 97.8 x 151.1 cm. Don de Monsieur G.M.M. Edwards et Mme E.L.M. Bogue, Ottawa, 1946, à la mémoire de leur père Gordon C. Edwards (1866-1946). Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

En juillet 1945, seuls 10 des 21 chefs-d’œuvre sélectionnés à l’origine par McCurry n’ont pas encore trouvé preneur. À son grand regret, le Musée a laissé passer l’occasion d’acheter Portrait d’une jeune femme, d’Auguste Renoir, qui faisait partie des expositions de 1934 et de 1944. Le Musée ne possède aucune peinture de cet artiste et cette possibilité manquée va montrer on ne peut plus clairement qu’il n’y a plus de temps à perdre. En février 1946, des fonds supplémentaires sont accordés par le gouvernement et le 6 mars, le Musée réussit à acquérir six tableaux : Le wagon de troisième classe, d’Honoré Daumier, Rue de l'Hermitage, à Pontoise et Récolte de foin à Éragny, de Camille Pissarro, Mer agitée, de Claude Monet, La route à Auvers-sur-Oise, de Paul Cézanne et Les cascades, de Gustave Courbet.

Auguste Renoir, Claude et Renée, v. 1902–03. Huile sur toile, 78.7 x 63.5 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

À la mort de Gordon Edwards en novembre de cette même année, ses enfants avisent McCurry de l’intention de feu leur père de faire don au Musée d’un second tableau de Courbet, La dame aux bijoux. L’occasion ratée d’acheter un Renoir encore fraîche à sa mémoire, McCurry est à cette époque approché par l’antenne de Van Wisselingh & Co concernant un autre tableau de cet artiste, Claude et Renée, alors en vente. Les héritiers d’Edwards, en toute connaissance de cause, apportent leur soutien à un accord commercial négocié visant à échanger le Courbet donné pour le Renoir. Les parties prenantes comprennent qu’à ce moment-là, l’objectif principal de McCurry est de parfaire et d’augmenter la collection du Musée et que cette entente comblera une pénible lacune. Pour souligner le geste généreux d’Edwards et l’appui de la famille, il est convenu qu’Edwards sera plutôt nommé dans la mention de provenance de la première peinture de Courbet acquise en 1946.

Alexandre-Gabriel Decamps, Tobie et l'ange, v. 1855. Huile sur toile, 20.2 x 29.6 cm. Don des quatres filles de Mary Elizabeth et G. Maxwell Edwards, Ottawa, 1996, à la mémoire de leurs parents. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

Cinquante ans plus tard, le soutien philanthropique de la famille Edwards s’exprime une fois de plus quand les quatre petites-filles de Gordon Edwards font don au Musée de la toile Tobie et l’ange, peinte en 1845 par l’artiste français Alexandre-Gabriel Decamps. Cette peinture avait initialement fait partie de la collection de William Edwards et son don perpétue l’esprit de soutien et de philanthropie jamais démenti qui a animé quatre générations de la famille depuis 1923. Grâce à cet engagement extraordinaire et à la persévérance de la direction du Musée, une partie de ce qui fut la « collection peu connue » du 24, Sussex est aujourd’hui exposée au Musée des beaux-arts du Canada.

 

Plusieurs de ces œuvres sont actuellement exposées dans les salles C210 et C213 du Musée des beaux-arts du Canada; pour de plus amples détails sur chaque peinture, visitez la collection du Musée en lignePartagez cet article et n’oubliez pas de vous abonner à nos infolettres pour connaître les dernières informations et en savoir davantage sur l’art au Canada.

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