Genèse d’un faux : un portrait de Rembrandt

Imitateur de Rembrandt van Rijn, Portrait de Rembrandt, début XIXe siècle. Huile sur toile 

Imitateur de Rembrandt van Rijn, Portrait de Rembrandt, début XIXe siècle?. Huile sur toile 94.4 x 74.3 cm . Acheté en 1939 . Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Photo : MBAC 

En 1939, le Musée des beaux-arts du Canada, qui ne compte alors aucune toile de Rembrandt van Rijn dans sa collection, fait l’acquisition d’un autoportrait de l’artiste. La peinture est pratiquement inconnue, et le marchand la présente comme une découverte, arguant que sa véritable apparence a été dissimulée par d’importants repeints ultérieurs. Encouragé par les indications révélées par la radiographie, il a fait nettoyer le tableau, retirer les repeints du chapeau, des cheveux, des mains et de parties du costume. Une photographie montre l’œuvre durant ce processus. La restauration a mis en évidence une certaine correspondance entre le tableau et un autre portrait peu connu conservé à l’abbaye de Woburn, en Angleterre. Le marchand prétend que l’œuvre d’Ottawa est un original, et que celle de Woburn, une copie. Aiguillonné par l’idée de révélation et rassuré par les éléments de preuve techniques et les attestations d’experts, le Musée n’hésite pas à acheter la toile, à un prix que l’on s’entend à qualifier de raisonnable.

Photographie du tableau Portrait de Rembrandt pen cours de nettoyage, en 1938

Photographie du tableau Portrait de Rembrandt en cours de nettoyage, en 1938.

La première occasion de comparer les deux pièces se produit en 1958, quand la peinture de Woburn est exposée au grand magasin Morgan à Montréal. Des doutes ayant surgi à propos de la version d’Ottawa, le Musée organise une comparaison entre les tableaux. Une fois les deux placés côte à côte, le personnel du Musée trouve celui de Woburn plus convaincant.

Une décennie plus tard, alors que les deux versions sont présentées ensemble à Toronto et Montréal dans le cadre d’une grande exposition sur Rembrandt et ses élèves, le Musée étiquette sa pièce comme étant de l’« école » du maître. Cette appellation imprécise peut englober les élèves, les assistants et toute personne travaillant à la manière de l’artiste, peut-être même des dizaines d’années plus tard; dans le cas qui nous occupe, elle signifie simplement que le Musée sait que l’œuvre n’est pas de Rembrandt et n’a pas de proposition tangible à faire quant à son auteur. Ceci reflète une opinion largement répandue chez les spécialistes, qui ont également des doutes quant au tableau de Woburn.

Disciple de Rembrandt, Portrait de Rembrandt, XVIIe siècle?. Huile sur toile sur toile

D'après Rembrandt van Rijn, Portrait de Rembrandt, fin de XVIIe siècle(?). Huile sur toile, 92.3 × 76.4 cm. Collection d'Abbaye de Woburn. Le tableau est recadré, éliminant la main droite, encore visible au fond de la version d'Ottawa.

L’authentification des toiles attribuées à Rembrandt est un problème ancien, et le XXe siècle a été jalonné de publications de catalogues érudits aux avis divergents concernant les peintures du maître. En 1968, le gouvernement néerlandais finance le Projet de recherche sur Rembrandt (RRP, de son acronyme d’origine) dans l’intention de créer un catalogue faisant autorité. Ce groupe, composé pour l’essentiel d’historiens de l’art, a peu d’expérience en études techniques, un domaine encore en développement à l’époque.

Se rangeant au consensus d’experts, le RRP détermine que la peinture d’Ottawa est probablement une copie de la fin du XVIIe siècle ou du début du XVIIIe d’un original perdu. Le RRP est convaincu que la toile de Woburn est plus proche de Rembrandt; elle pourrait avoir été réalisée par un contemporain, mais sans lien direct avec l’artiste, et il s’agit donc aussi d’une copie. La radiographie de la version de Woburn, pourtant, indique que tel n’est pas le cas, puisqu’elle met en évidence des modifications significatives apportées à la perspective du corps du modèle en cours de réalisation, le type de changement que l’on ne constate pas sur une copie. Également, le rendu de la peinture du visage démontre que l’artiste était très attentif à la technique tardive et sans équivalent de Rembrandt : si l’apparence générale du tableau rappelle ses œuvres des années 1640, la touche est influencée par les créations des années 1650 et 1660. Nul besoin alors de poser l’hypothèse d’un original perdu : l’artiste qui a peint le tableau de Woburn a sans doute basé son travail sur les nombreux autoportraits de Rembrandt, en peinture ou en gravure.

S’il est difficile de l’affirmer avec certitude, il semble néanmoins plausible que la toile d’Ottawa ait été réalisée dans la première moitié du XIXe siècle. Si la palette s’avère limitée et qu’il n’y a pas de pigments datables, la nature de la peinture employée est compatible avec la fabrication commerciale de l’époque. L’œuvre, qui a vraisemblablement commencé son existence comme une copie fidèle du portrait de Woburn, va évoluer par la suite en toute autre chose.

Copie de Rembrandt van Rijn, Portrait d'une femme (Portrait de Saskia). Huile sur toile,

Copie de Rembrandt van Rijn, Portrait d'une femme (Portrait de Saskia). Huile sur toile, 100.5 × 81 cm. Localisation inconnue. Photo: SIK-ISEA, Zürich

À un certain moment de sa genèse, la peinture d’Ottawa va subir des transformations : le médaillon que l’on voit dans la version de Woburn va devenir une croix; les mains du sujet vont être modifiées; l’arrière-plan va être assombri et se faire plus architectural; les cheveux du personnage vont être allongés, et son chapeau prendre un aspect plus extravagant (on peut voir des traces de ces changements sur la photographie du tableau partiellement nettoyé). Ces ajustements ont pu être effectués pour permettre au tableau de mieux s’harmoniser avec un portrait recherché réputé de représenter Saskia, la femme de Rembrandt. L’existence de ces deux portraits a été rapportée pour la première fois en 1854, lors de leur accrochage en tant que paire dans la collection du comte de Listowel.

Il est très probable que les ornementations ayant transformé la copie en une œuvre indépendante ont été ajoutées par le ou la copiste. La restauration de 1939, menée par le marchand et visant à ramener le tableau à un état plus « authentique », a dans les faits accouché d’un hybride, avec des éléments à la fois propres aux versions d’origine et remaniées. Toutes les couches de peinture présentant des caractéristiques similaires, le marchand, qui a peut-être aussi assuré la restauration, aurait dû s’apercevoir qu’il ne s’agissait pas d’un simple retrait de repeints d’un Rembrandt authentique.

 

Le tableau Portrait de Rembrandt est présenté dans la salle C205 au Musée des beaux-arts du Canada. Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada.

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