Gordon Parks. Photographe de l’Amérique

Gordon Parks,  Grand magasin, Mobile, Alabama, 1956, tiré en 2021. Épreuve au jet d'encre

Gordon Parks,  Grand magasin, Mobile, Alabama, 1956, tiré en 2021. Épreuve au jet d'encre, 116 x 116 cm approx. Acheté en 2021. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © The Gordon Parks Foundation Photo : MBAC


Grand magasin, Mobile, Alabama du photographe noir américain Gordon Parks est emblématique de la technique du milieu du XXe siècle, une fenêtre sur le tissu de la société américaine de l’époque. Réalisée en 1956 dans le cadre de son affectation par le magazine LIFE pour l’essai photographique, cette image illustre une société du Sud profond formée et divisée par les pernicieuses lois Jim Crow. Le Musée des beaux-arts a pu acquérir cette photographie fascinante pour sa collection, qui comprend trois autres œuvres de Parks – Homme émergent (1952),  Martin Luther King, Jr., Washington, D.C. (1963) et Toits de Harlem (1948).

Gordon Parks,  Martin Luther King, Jr., Washington, D.C., 1963, 1963, tiré v. 1965. Épreuve à la gélatine argentique

Gordon Parks,  Martin Luther King, Jr., Washington, D.C., 1963, 1963, tiré v. 1965. Épreuve à la gélatine argentique, 20.5 x 25.3 cm. Acheté en 2012. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © The Gordon Parks Foundation Photo : MBAC

Avec James Van Der Zee et Roy DeCarava, Parks, aux multiples talents, est l’une des figures les plus influentes de la photographie du XXe siècle, en particulier de la photographie noir américaine. Musicien, écrivain et cinéaste, Parks est d’abord frappé par la puissance de la photographie (il parlera plus tard de l’appareil photo comme d’une « arme de choix ») au milieu et à la fin des années 1930. Employé comme porteur dans un train de voyageurs desservant le Nord-Ouest et le Midwest des États-Unis, il tombe sur une publication de photographies datant de l’époque de la crise économique, où figure notamment le travail de Dorothea Lange. La prise de conscience du potentiel de l’appareil photo pour produire des documents historiques et décrire les injustices sociales l’incite à acheter un appareil, à commencer à prendre ses propres photos et à travailler comme photojournaliste pour divers journaux et agences. Après avoir reçu des bourses et des prix pour ses photographies, il est engagé par la Farm Security Administration à la fin du printemps 1942, puis par l’Office of War Information et la Standard Oil.

Alors qu’il est en poste à Washington en 1942, Park réalise sa célèbre photographie American Gothic d’Ella Watson, une femme de ménage afro-américaine dans un bâtiment fédéral. Variation sur la peinture éponyme de 1930 par Grant Wood, l’œuvre exprime l’histoire de Parks, toute sa vie victime de discrimination raciale, son empathie envers celles et ceux qui ont également souffert, et annonce sa détermination à utiliser la photographie pour rendre les préjugés visibles et aussi pour demander des comptes aux auteurs de ces actes dans l’histoire, sinon dans le présent.

Photographe chevronné sur le plan professionnel et technique, il commence à publier des livres sur les techniques photographiques à la fin des années 1940. À partir de ce moment-là, sa réputation le précède et il est recherché par d’importants magazines de mode et de photos comme Vogue; il devient le premier photographe noir américain à être engagé par la revue LIFE.

Gordon Parks, Sans titre (Autoportrait), 1941, tiré en 2017. Épreuve à la gélatine argentique

Gordon Parks, Sans titre (Autoportrait), 1941, tiré en 2017. Épreuve à la gélatine argentique, 50.8 x 40.6 cm. Acheté en 2021. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © The Gordon Parks Foundation Photo : MBAC

C’est alors que Grand magasin, Mobile, Atlanta fait son apparition. En 1956, Parks publie l’essai de 12 pages, 26 photos, accompagné par un texte de Robert Wallace, intitulé « The Restraints: Open and Hidden » sur les effets de la ségrégation raciale sur la vie quotidienne de trois familles afro-américaines (les Thornton, les Causey et les Tanner) dans et autour de Mobile, en Alabama (la ville principalement noire étant Shady Grove). En fait, ces trois familles sont liées aux Thornton, une famille qui, de manière atypique pour l’époque, verra quatre de ses douze enfants non seulement obtenir un diplôme universitaire, mais aussi occuper des postes influents dans des institutions académiques.

L’élégante jeune femme présente ici avec sa jeune nièce est Joanne Wilson, une des filles Thornton, qui enseigne le fonctionnement du gouvernement américain et l’économie dans une école secondaire de l’Alabama. Parks saisit le moment où, avec sa nièce pour une sortie dominicale, celle-ci, attirée par l’odeur du maïs soufflé, demande à entrer par l’entrée séparée. Wilson rechigne devant la signalisation qui leur fait face et cherche un autre endroit où acheter du popcorn. Le talent particulier de Parks lui permet de marier le contenu politique de la scène et les réalités visuelles banales du monde avec un brio formel. Se révélant un coloriste à la hauteur du célèbre William Eggleston, Parks attire notre attention sur l’énorme enseigne au néon rouge et bleu du premier plan, « COLORED ENTRANCE [ENTRÉE POUR PERSONNES DE COULEUR] », puis amène l’œil à parcourir la perspective nette de la rue ponctuée par une femme en rouge plus loin sur le trottoir à gauche et d’autres pancartes et mobilier urbain en rouge au loin sur le côté droit. De cette façon, le panneau est enregistré de manière indélébile dans notre esprit. 

Composer un récit visuel complexe et cohérent en ne pouvant compter que sur quelques secondes témoigne de l’habileté de Parks à travailler dans des conditions extrêmes et constitue une démonstration de son sang-froid et de son agilité. Décrivant dans son livre Gordon Park : Segregation (2014) l’expérience de cette mission qui comportait également un risque important pour ses sujets et son collègue journalist Sam Yette , il écrit : « avec un petit appareil glissé dans ma poche, j’étais sur place [pour documenter] l’Alabama, la mère du racisme ».

Si certains considèrent la sélection éditoriale de cette page de LIFE de 1956 consacrée à la ségrégation comme une déviation de l’habituelle « approche impartiale » du magazine au « service de l’objectivité journalistique », les images rejetées de la « série sur la ségrégation », dont faisait partie Grand magasin, Mobile, Alabama, sont plus tranchantes et plus fortes. Heureusement, les 200 diapositives qu’il a réalisées dans le cadre de cette commande – que l’on croyait perdues – ont été retrouvées dans les réserves de la Gordon Parks Foundation.

Nous avons profité d’une occasion rare d’acquérir un tirage de cette image, exceptionnellement mise à la disposition du Musée par la Gordon Parks Foundation par l’intermédiaire de la Jenkins Johnson Gallery pour marquer le départ à la retraite d’Ann Thomas, conservatrice en chef par intérim du Musée et ancienne conservatrice principale du département de la photographie.

 

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