Le monde comme objectif. La vie et la carrière de Minna Keene
À la faveur d’un changement charnière dans l’attitude occidentale à l’égard des femmes comme professionnelles du domaine, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la photographe pictorialiste et commerciale Minna Keene (1861–1943) s’impose par sa contribution majeure à la culture visuelle internationale. La photographie, introduite en 1839, est au départ considérée comme une profession convenant aux hommes, mais pas aux femmes. Une modification des comportements sociaux, ainsi que l’invention de la photographie au collodion humide et de la plaque sèche, qui simplifieront la technique, rendront celle-ci plus accessible aux femmes dans la deuxième moitié de la période victorienne. Malgré ces évolutions, peu d’entre elles atteindront le même niveau de reconnaissance que leurs pairs masculins. Keene est l’une des exceptions. Artiste et femme d’affaires déterminée, sachant tirer parti des occasions, elle dirigera des studios prospères en Angleterre, en Afrique du Sud et, enfin, au Canada. Son œuvre comprend des natures mortes, des portraits, des vues pittoresques ou pastorales et des études typologiques.
Venue au monde en 1861 à Arolson, en Allemagne, Keene (née Bergmann) déménage en Angleterre vers la fin des années 1870 ou au début des années 1880, travaille comme gouvernante et rencontre son mari Caleb Keene, artiste et décorateur. Dans les années 1890, ce dernier lui donne son premier appareil photo, qu’elle apprend à utiliser sur des spécimens botaniques et naturels. Keene commence rapidement à diffuser son travail en Angleterre en soumettant ses photographies lors d’expositions amateures et de concours de périodiques. Consciente de leur potentiel commercial, elle dépose ses études en 1903, dorénavant protégées par le droit d’auteur. Certaines de ces images seront publiées comme illustrations dans des manuels britanniques et continueront à l’être pendant plusieurs décennies.
En 1903, Keene fait paraître à compte d’auteur le livre Keene’s Nature Studies, illustré de natures mortes et d’études de plantes, qu’elle réédite en 1905 et 1906 avec des photographies supplémentaires. Cet ouvrage est très apprécié comme matériel de référence visuel pour les artistes et les étudiants. Un grand nombre des images reprennent des éléments symboliques et compositionnels des natures mortes néerlandaises et flamandes du XVIIe siècle. Dans Étude de fruits, un panier chargé de fruits dirigeant le regard vers une carafe presque vide illustre le passage du temps et la nature éphémère de la vie. Dans toute sa carrière, Keene continuera d’adapter divers styles et pratiques répandues dans la culture visuelle occidentale à ses propres sensibilités artistiques et commerciales.
C’est aussi en 1903 que les Keene et leurs deux enfants émigrent au Cap, en Afrique du Sud. Pendant ses premières années dans cette ville, l’artiste continue de photographier des spécimens botaniques, tout en élargissant la portée de son sujet et en développant un style inspiré par le pictorialisme, une approche de la technique centrée sur la représentation esthétique et interprétative plutôt que sur la documentation réaliste. Selon le chercheur Malcolm Corrigall, elle ouvre un studio-jardin chez elle et entreprend de produire des portraits de la communauté aisée du Cap. La combinaison de l’esthétique pictorialiste et des ambitions commerciales de Keene différencie son travail des autres studios de la ville, ainsi que de celui de la plupart des adeptes de cette approche qui, à cette époque, considèrent que la photographie est une forme d’art qui ne doit pas être entachée par le négoce.
En même temps qu’elle fonde son premier studio, Keene photographie des membres des populations subsahariennes et musulmanes d’Afrique du Sud, dont un grand nombre compose la classe ouvrière du Cap, sujet qu’elle reprendra après son immigration au Canada en 1913. Ces images reflètent une pratique typologique ou ethnographique popularisée par les anthropologues dans les années 1860 et au début des années 1870, genre populaire auprès des publics blancs coloniaux d’alors. On reconnaît aujourd’hui les implications racistes et l’effet d’« altérité » de telles photographies.
À l’instar d’autres œuvres « ethnographiques » populaires du moment, comme le Portrait (anciennement L’Indien) de Gertrude Käsebier (1898) et les images par Edward S. Curtis de peuples autochtones d’Amérique du Nord, les productions de Keene montrent une dynamique de pouvoir déséquilibrée entre le photographe et ses sujets, ces derniers n’ayant aucune autonomie par rapport à leur représentation. Le modèle devient une figure anonyme, correspondant à un « type » collectif plutôt qu’à un individu unique. Bien au fait de la demande pour ce genre d’image, Keene enregistre une société en 1906 pour publier et diffuser ses photographies des peuples d’Afrique du Sud et des vues du Cap sous forme de cartes postales. Celles-ci sont abondamment achetées par des Blancs des colonies européennes, ainsi qu’en Europe, et montrées lors de salons transnationaux de photographes amateurs, particulièrement à Londres, en Angleterre. De cette manière, les clichés de Keene participent à une culture visuelle plus large, orientée vers des publics blancs et cherchant à confirmer des convictions hégémoniques à propos des différences raciales.
En quelques années, l’artiste est admise comme membre à la Royal Photographic Society (RPS) et est invitée à se joindre au Linked Ring, une association photographique britannique. Elle est l’une des rares femmes à être reconnues par ces sociétés, la première en Afrique du Sud, et seulement la sixième à devenir Fellow de la RPS.
La vie change quand l’entreprise de décoration de Caleb fait faillite au Cap, et que celui-ci décide d’émigrer au Canada en 1912. Venue le rejoindre à Montréal l’année suivante, Keene fonde un studio avec sa fille Violet et, peu après, reçoit la commande du Chemin de fer Canadien Pacifique (CP) pour créer des photographies publicitaires des Rocheuses en 1914–1915. Bien que ces montagnes aient été reproduites par plusieurs photographes masculins distingués, dont ceux de la société commerciale montréalaise William Notman & Son, le CP « espérait qu’elle offrirait une nouvelle façon de voir les magnifiques panoramas », ainsi que le cite Andrew Rodger dans son article de 1990 sur Keene.
Si ses images typologiques ont contribué à créer une culture visuelle plus vaste en Afrique du Sud et en Europe, ses clichés pris dans les Rocheuses ont eu le même effet. Tant les vues des montagnes que les photographies des peuples autochtones de ces régions ont joué un rôle dans le projet colonial de construction de la nation, ici aussi. Les images comme Un lac entouré de montagnes et Sans titre dépeignent les habitants du Canada comme exotiques, et les environs comme sublimes, une romantisation du paysage. Il est possible que ces photographies aient été utilisées par le CP pour attirer des tourismes dans la région.
En 1918, Keene a étendu son entreprise commerciale à un deuxième studio à Montréal et un à Toronto, qu’elle dirige alors que sa fille s’occupe de ceux du Québec. Au début des années 1920, la famille Keene s’installe à Oakville, où l’artiste ouvre un autre studio. Celui-ci sera son dernier, et elle continuera à gérer l’entreprise jusqu’à sa mort en 1943. Dans les dernières années de sa vie, Keene est toujours très active dans les cercles d’amateurs et de pictorialistes, continuant à exposer ses œuvres au niveau international.
Après sa mort, ses images disparaîtront en grande partie de l’espace public et photo-historique. Elles réémergeront graduellement au XXIe siècle, quand des institutions canadiennes de premier plan, comme le Musée des beaux-arts du Canada, le Musée des beaux-arts de l’Ontario et le Ryerson Image Centre obtiennent des parties de ses archives qui sont parvenues jusqu’à nous. Le Musée des beaux-arts du Canada fait ainsi l’acquisition de huit images de Keene en 2020, enrichissant sa collection d’œuvres de femmes photographes et des débuts de la technique au Canada.
Des grenades de Keene est actuellement présentée aux côtés de pièces des photographes pictorialistes de William Gordon Shields et Arthur Goss. Les riches tons sépia de cette épreuve au charbon, associés aux fins détails de sa surface travaillée à la main, attirent immédiatement l’attention des spectateurs. Elle est juxtaposée à des portraits signés par des peintres canadiennes pionnières, dont Laura Muntz Lyall, Henrietta Shore et Florence Carlyle, et voisine Onontaha, de Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté. Ces artistes utilisent tous le symbolisme d’une manière ou d’une autre, tandis que les œuvres des femmes peintres et de Keene y ont recours pour aborder précisément la féminité.
L’attraction de Des grenades repose sur sa distance d’avec ses représentations habituelles de femmes. Inspirée par le mouvement préraphaélite des années 1840, Keene reprend ces notions de féminité dans ses portraits pictorialistes et commerciaux. Dans Des grenades, Violet pose en tant que Perséphone, la déesse grecque de la mythologie, comme elle est dépeinte en 1874 dans un tableau de Dante Gabriel Rossetti. Dans la photographie, Violet porte une robe bohémienne, et, au cou, des colliers de perles. Elle tient un bol de grenades, dont le poids est suggéré par la prise de ses doigts sur les bords. Contrairement à la pose passive de Proserpine par Rossetti, Violet établit un contact visuel avec le public. Chez Keene, Perséphone est défiante, confiante, mais aussi vulnérable. Elle est indépendante et complexe, peut-être le type de femme que nombre de ses contemporaines rêveraient d’être. La puissance de la photographie de Keene est renforcée par sa réinterprétation de la symbolique de la grenade. Ce fruit ne correspond plus à la connotation de captivité que lui donnait Rossetti, mais représente plutôt la jeunesse et l’abondance, comme le démontre le bol qui déborde. Keene regarde sa fille comme sa mère et une photographe racontant une histoire. Les symboles subtils de l’image et le fin travail manuel de l’épreuve elle-même reflètent la fierté de Keene pour ce qu’elle voit.
Alors que son œuvre photographique réapparaît peu à peu sur les murs des musées, son talent ne fait pas de doute; capable d’assumer des styles visuels populaires, tels que le pictorialisme, et de maîtriser des procédés photochimiques complexes, notamment le tirage au charbon, elle a certainement contribué à la culture visuelle occidentale du début du XXe siècle. Ses réalisations constituent un ajout essentiel à la collection de photographie du Musée, venant enrichir d’autres récits de l’histoire des débuts de la photographie.
Des grenades de Minna Keene est à l'affiche dans la salle A104A du Musée des beaux-arts du Canada. Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada.