Lynne Cohen : l’art est tout autour de nous
Une photo montre une petite sélection de têtes de bêtes à cornes empaillées saillant des murs carrelés faciles à nettoyer d’une cage d’escalier institutionnelle. Une autre représente un bureau futuriste, le papier peint aux nuages duveteux en arrière-plan commençant lui, tristement, à s’affaisser et se décoller.
Dans la photographie de Lynne Cohen, vous ne verrez jamais la moindre personne. Mais vous en trouverez trace partout. Les images de l’artiste semblent hantées par la présence humaine, comme si l’action venait juste de se terminer ou était sur le point de commencer. Malgré leur absence, les gens sont le véritable sujet du regard de la photographe. L’ancienne conservatrice du Musée Ann Thomas expliquait dans son essai pour l’exposition de 2001 au Musée des beaux-arts du Canada No Man’s Land. Les photographies de Lynne Cohen: « Si ses images ne mettent pas de personnages en scène, elles sont parfois plus révélatrices du comportement humain que n’importe quel portrait de groupe. » Le Musée des beaux-arts du Canada possède dans sa collection plus de 150 œuvres de l’influente photographe américano-canadienne, dont un bon nombre de photographies en noir et blanc datant de la première décennie de sa carrière.
De ses premières photos, en 1971, jusqu’à ses dernières œuvres avant sa mort en 2014, Cohen va réaliser des images teintées d’humour pince-sans-rire d’espaces intérieurs, braquant son objectif sur les singularités ordinaires des salles de séjour, bureaux, salles de réception, clubs sociaux, centres de formation, salons, laboratoires et champs de tir. Son style unique fait appel à l’éclairage plat, une grande profondeur de foyer et des compositions symétriques qui confèrent à ses créations ce qu’elle qualifie de « facture distante, dépassionnée ». Les œuvres peuvent être comiques, sinistres, exaspérantes, familières, insolites et souvent surréalistes.
Si, ultérieurement, Cohen va réaliser des tirages aux dimensions suffisantes pour envelopper le spectateur, introduisant la couleur et faisant évoluer ses choix de sujet des intérieurs domestiques et pavillons vers des environnements à accès plus restreint, comme des installations militaires, sa vocation conceptuelle ne varie pas. Sa photographie explore en quoi le contexte modélise l’expérience, la réalité est plus orchestrée que nous pourrions le penser et les espaces que nous concevons nous définissent à leur tour.
Cohen voit le jour à Racine, au Wisconsin, en 1944. À l’école des beaux-arts, elle étudie en sculpture et en gravure. Les idées-forces de sa pratique s’illustrent dès ses œuvres de jeunesse, alors qu’elle reconstitue des intérieurs à partir de catalogues consommateurs et de manuels pratiques pour des eaux-fortes et des sérigraphies. « C’était au début des années 1970, confiait Cohen dans une entrevue, je pensais délimiter des parties de salons, de halls d’entrée ou de salles de bal à l’aide de cordes, comme on le fait dans les musées d’histoire naturelle ou sur le lieu d’un crime. L’idée était de choisir un site et d’expliquer au public où se tenir et quoi regarder. »
À partir de 1971, elle opte pour l’appareil photo afin d’immortaliser ses scènes. Toujours un peu sculptrice dans l’âme, elle admire l’attention que l’artiste Richard Artschwager porte à des matériaux de consommation comme le Naugahyde et le linoléum, et elle accorde de l’importance à la capacité de l’appareil de prise de vue grand format à rendre fidèlement et de manière différenciée toutes les textures et surfaces particulières qui font une pièce. De tels détails peuvent donner de précieux indices sur ce qui s’y passe et, aussi, sur qui la fréquente.
Une des œuvres de Cohen, Piscine, Mount Airy Lodge, dans les Poconos, Pennsylvanie, montre la piscine intérieure d’un luxueux complexe hôtelier dans l’ex-capitale mondiale de la lune de miel. En arrière-plan, une fresque géante évoque un paysage méditerranéen, mais la peinture se cloque fortement sur le mur sous l’effet de la moisissure ou de dégâts causés par l’eau. L’appareil photo de l’artiste saisit ce que l’œil pourrait omettre. « Il est étrange de constater à quel point il est fréquent que les choses ne soient pas exactement ce qu’elles sont censées être, observait Cohen, que si souvent les images de lieux exotiques sont peu convaincantes, les hôtels de luxe ont des airs d’hôpitaux psychiatriques et les hôpitaux psychiatriques, de stations santé. »
Dans Occupied Territory [Territoire occupé], première monographie de Cohen reprenant nombre de ses œuvres de jeunesse, la commissaire Britt Salvesen situe l’artiste dans la lignée de l’exposition emblématique New Topographics [Nouveaux topographes], en 1975. Organisée par la George Eastman Museum, l’exposition, selon Salvesen, proposait des « rendus sciemment dépourvus d’affect de l’environnement bâti » réalisés par un groupe influent de nouveaux photographes documentaristes tels que Lewis Baltz, Stephen Shore et Bern et Hilla Becher.
Bien que ces photographes doivent beaucoup à Walker Evans, Salvesen précise que la démarche de Cohen s’inscrit plus dans la vision de Marcel Duchamp. « Dès mes premières photos, dira l’artiste, j’ai été surprise de voir que le monde ne pouvait pas être ainsi ; j’avais l’impression qu’il était rempli d’œuvres d’art abouties et que j’étais en train de photographier des ready-made. » L’appareil photo va lui fournir un moyen de capter ces installations trouvées. Dans l’avant-propos d’Occupied Territory, le chanteur de Talking Heads David Byrne – qui est un alter ego dans la contemplation des aspects attrayants et aliénants de la vie contemporaine – explique : « en fait, dans ces établissements, ces halls d’immeubles et autres lieux insolites, on a l’impression de se trouver dans des expositions d’art moderne, et non des moindres. »
Prenons pour exemple le propre Vestibule, usine de textile, Toronto, de Cohen (1980), qui présente une salle d’attente austère, le sol inexplicablement envahi, étrangement – peut-être même magiquement – de lierre. Une autre photographie montre un bureau, avec un pupitre en ordre où trônent un téléphone et une calculatrice imprimante dans un coin, un portemanteau rempli de mangeoires à oiseaux dans l’autre. « Les gens qui ont construit ces pièces ont envoyé un homme sur la Lune, écrit Byrne. Peu savent que nombre des récriminations formulées par les équipages du Skylab étaient d’ordre esthétique – ils réclamaient des couleurs plus agréables pour les missions à venir. Le design illustré par ces salles nous a également menés au bord de la Troisième Guerre mondiale. C’est beau, c’est efficace, c’est terrifiant, c’est drôle. C’est l’épanouissement de notre civilisation. »
Cohen aurait sans doute acquiescé. La plus grande œuvre d’art se manifeste tout autour de nous et, en retour, nous définit. Le projet est à ce point absolu qu’il est difficile à cerner. L’œuvre de l'artiste laisse entendre qu’il est bien là dans chaque pièce vide.
Les œuvres de Lynne Cohen présentées dans cet article (elles ne sont pas exposées actuellement) font partie de 72 000 œuvres de la collection du Musée des beaux-arts du Canada. Partagez cet article et inscrivez-vous à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du MBAC et pour tout savoir de l’art au Canada.