Margaret De Patta façonne la lumière et l’espace
Surtout connue pour son travail avant-gardiste comme bijoutière, l’artiste américaine Margaret De Patta est également une céramiste et photographe confirmée. Ses photogrammes – des épreuves photographiques uniques réalisées en posant des objets sur du papier sensible et en les exposant à la lumière – constituent un lien important entre la photographie et les arts décoratifs du XXe siècle, ainsi que des exemples significatifs de l’héritage du constructivisme et du style Bauhaus. En 2017, le Musée des beaux-arts du Canada a fait l’acquisition de deux photogrammes de De Patta pour la collection nationale.
Fille de Hal et Mary Strong, Margaret De Patta naît à Tacoma, dans l’État de Washington, en 1903. L’aînée de trois sœurs, De Patta grandit à San Diego, où elle entreprend sa formation artistique à l’âge de dix-huit ans à la San Diego School of Art en 1921. Elle continue ses études en peinture et sculpture à la California School of Fine Arts à San Francisco de 1923 à 1925 et remporte une bourse pour l’Art Students League à New York, qu’elle fréquente de 1926 à 1929.
De retour en Californie en octobre 1928, De Patta épouse Salvatore « Sam » De Patta, gérant du rayon des chapeaux chez Roos Brothers, un magasin de vêtements haut de gamme de San Francisco. Après plusieurs tentatives infructueuses pour trouver une alliance à son goût, elle fait appel à l’artiste ferronnier Armen Hairenian, qui collabore avec elle et qui l’aide à en concevoir une. La création de cette bague constitue sa première incursion dans le monde de la fabrication de bijoux.
Au cours des années 1930, De Patta et son mari déménagent à San Francisco, résidant d’abord sur Capra Avenue, puis sur Laidley Street, où l’artiste poursuit la conception et la réalisation de bijoux, à partir de son atelier-cuisine. À la même période, elle expérimente la lumière et le mouvement, des éléments clés de son œuvre. Vers 1939, elle travaille avec le lapidaire Francis Sperisen, inventant une technique novatrice de taille de pierres précieuses, appelée « opticuts », qui produit l’illusion de mouvement dans les pierres.
L’intérêt pour la photographie de De Patta semble avoir été déclenché par une conférence de Laszlo Moholy-Nagy lors du 14e congrès annuel de la Pacific Arts Association au printemps 1939. Dans le cadre de sa présentation, Moholy-Nagy présente des exemples de photogrammes, certains faits par lui et d’autres par ses étudiants de la New Bauhaus School à Chicago (connue plus tard sous le nom de School of Design). Le processus du photogramme est connu des photographes depuis les débuts de la technique, mais Moholy-Nagy l’a poussé plus loin, affirmant en 1943 dans l’American Annual of Photography que « les images sans appareil, les photogrammes, cependant, apportent une forme tout à fait nouvelle d’articulation de l’espace. Ça n’a plus rien à voir avec l’enregistrement d’une structure d’espace existant (ou d’espace-temps) ».
De Patta est inspirée par l’art et les principes philosophiques de Moholy-Nagy, et elle décide d’étudier auprès de lui, prenant d’abord des cours dans une école d’été qu’il donne au Mills College d’Oakland en 1940, et à l’automne à Chicago à l’Institute of Design, pour l’année universitaire de 1940–1941. L’influence de Moholy-Nagy sur les recherches de De Patta en photographie est visible dans ses photogrammes réalisés principalement entre 1939 et 1940. Ces images sont des expériences finement élaborées qui explorent les limites de la texture, de la transparence et de la forme. Dans l’un des photogrammes maintenant dans la collection du Musée, elle a placé un stéthoscope sur le papier photographique sensibilisé, sur lequel elle a déposé des éprouvettes. Elle a ensuite employé une source lumineuse concentrée, probablement une petite lampe de poche, qu’elle a déplacée sur le papier sensibilisé en balayant, créant ainsi des formes par le mouvement de la lumière. Moholy-Nagy a inventé le terme « luminogrammes » pour désigner ces expérimentations photographiques avec la lumière dirigée.
En 1947, De Patta collabore avec Milton Halberstadt, un ancien collègue photographe et étudiant à la School of Design, pour créer un photogramme qui illustre son intérêt envers le « problème » du mouvement. Une épinglette, petite sculpture cinétique faite d’argent, de corail et de malachite, connue comme l’épinglette à trois positions, a été placée sur une feuille de papier photosensible puis déplacée lentement dans une direction circulaire, soumettant papier et épinglette à une série d’expositions à la lumière, ce qui donne une image dynamique et stratifiée.
De retour à San Francisco en 1941, De Patta commence à produire des bijoux basés sur l’esthétique conceptuelle du Bauhaus. Elle divorce de Sam et entreprend des rénovations majeures dans sa maison du 21 Laidley Street. En 1946, elle se marie avec Eugene Bielawski, un collègue artiste et professeur à la School of Design de Chicago. De Patta et Bielawski collaborent à la production d’une gamme de bijoux modernistes à la portée des amateurs moins fortunés. Vers la même époque, le couple achète une ferme à Napa, en Californie, où il monte sa société, Design Contemporary, et où il accueille des étudiants et des amis pour des discussions animées sur l’art et la justice sociale.
De Patta et Bielawski enseignent aussi à la California Labour School (CLS) à San Francisco. Une des vingt enseignantes de l’école, De Patta met en place la section artistique, modelée sur les enseignements et la formation du Bauhaus. L’école est appuyée par plusieurs syndicats et autres organisations, et elle offre des cours sur divers sujets, comme les arts industriels, l’organisation du travail, le journalisme, l’économie et la musique. En 1948, la CLS est placée sur la liste des organisations subversives du procureur général, tout juste après que De Patta et Bielawski aient été mis sur la liste noire.
En 1951, De Patta devient l’une des membres fondateurs (et la première directrice) de la Metal Arts Guild, société vouée à l’avancement de l’artisanat de la ferronnerie et de l’art de la bijouterie d’atelier moderniste. La guilde propose des cours et des ateliers pour artistes et aide à soutenir ces derniers par l’exposition et la vente de leurs œuvres.
Les modèles de bijoux modernistes de De Patta apparaissent fréquemment dans les pages de Craft Horizons et California Arts and Architecture, ainsi que dans la publication Shaping America’s Products de 1956. Ces périodiques rejoignent un vaste public et exercent une influence sur le travail d’autres artistes, dont l’Haïda Bill Reid, comme le soutient le chercheur et conservateur Gerald McMaster. Selon Doris Shadbolt, biographe de Reid, l’œuvre et la carrière de De Patta sont un modèle pour lui à ses débuts, et il a « envisagé un avenir en tant que bijoutier contemporain comme Margaret De Patta ».
La sculptrice Ruth Asawa et la photographe Imogen Cunningham feront partie du cercle d’amis de De Patta. Leur amitié a donné lieu à un échange artistique, De Patta créant une broche pour Cunningham et recevant à son tour un portrait d’elle-même posant devant une sculpture suspendue en fil de fer réalisée et offerte par Asawa (partie à l’échange d’un bijou de De Patta).
De Patta a décrit ainsi son processus de création en entrevue en 1955 pour Design Quarterly : « Je constate que les problèmes de travail tels qu’ils se présentent pour moi relèvent pour l’essentiel des aspects suivants : articulation de l’espace, mouvement vers un but, explorations visuelles avec des transparents, surfaces réfléchissantes, relations négatives positives, structures et nouveaux matériaux. Dans une même pièce, on peut trouver une ou plusieurs de ces notions. Les problèmes communs à la sculpture et l’architecture sont inhérents à la conception de bijoux, c’est-à-dire l’espace, la forme, la tension, la structure organique, l’échelle, la texture, l’interpénétration, la superposition et l’économie de moyens, chaque élément nécessaire jouant son rôle dans une entité unifiée. » Des expositions de ses bijoux, photographies, peintures et sculptures ont été organisées notamment à la Tate Modern et au Victoria & Albert Museum, à Londres, ainsi qu’au Museum of Arts and Design à New York. Aujourd’hui, son travail est présent dans des collections particulières et publiques à travers l’Amérique du Nord, avec des corpus importants à l’Oakland Museum of California et aux Archives of American Art de la Smithsonian Institution.
Tragiquement, De Patta s’est suicidée en 1964 à l’âge de 61 ans. L’Oakland Museum a présenté deux rétrospectives du travail de De Patta – l’une en 1976 et l’autre en 2012 en collaboration avec le Museum of Arts and Design à New York, organisée par Ursula Ilse-Neuman.
Margaret De Patta a été un important catalyseur pour la reconnaissance et la promotion de l’art moderniste et de la bijouterie d’atelier en Amérique. En plus d’étendre le vocabulaire de la joaillerie, la photographie, la ferronnerie et la céramique, elle a également joué un rôle de premier plan dans la promotion des initiatives visant à établir une sécurité économique par la formation de la Metal Arts Guild et la création de « sculptures portables » pouvant être acquises par des collectionneurs aux moyens plus modestes. Les deux photographies de De Patta récemment acquises rejoignent des photogrammes de Moholy-Nagy et d’Arthur Siegel, un autre étudiant de l’Institute of Design, déjà dans la collection du Musée des beaux-arts du Canada.
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