Marlene Creates : le lien cosmique de la nature

Marlene Creates, 15 septembre 2015, de la série Ce qui s’est révélé à la rivière Blast Hole Pond, Terre-Neuve, 2015. Épreuve à jet d'encre

Marlene Creates, 15 septembre 2015, de la série Ce qui s’est révélé à la rivière Blast Hole Pond, Terre-Neuve 2015 – en cours. Épreuve à jet d'encre, 64.2 x 171.2 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Marlene Creates / CARCC Ottawa 2024 Photo : MBAC


Les photographies de la série Ce qui s’est révélé à la rivière Blast Hole Pond, Terre-Neuve 2015 – en cours, de l’artiste environnementale Marlene Creates, ont été créées dans ce qu’elle appelle ses « deux hectares et demi de forêt boréale ancienne » dans l’anse Portugal, à Terre-Neuve. La propriété n’est pas seulement le cadre des créations de Creates, mais aussi sa muse, car elle est à tous points de vue centrale dans sa démarche artistique. Art, territoire et environnement coexistent et communiquent dans la série commencée en 2015. Ici, comme dans l’essentiel du travail de Creates, se traduit la vérité fondamentale que tout, partout, fait partie d’un ensemble qui le dépasse.

Tout ce qui existe, d’une façon ou d’une autre, est également en mouvement perpétuel, et pas toujours en ligne droite. Nombreuses sont les choses à suivre des schémas circulaires ou en spirale – des courants océaniques sur Terre à la suite de Fibonacci, omniprésente, des plus petits coquillages aux vastes galaxies. Constamment, des lunes tournent autour de planètes en orbite autour d’étoiles dans le ciel nocturne, toutes éclairant d’une lueur fragile les animaux sauvages qu’immortalise Creates dans leurs déplacements à travers la forêt de son domaine.

Trois épreuves de la série – données par l’artiste au Musée en 2021 – font partie de la nouvelle présentation L’art de la nature dans les salles d’art contemporain. On peut aussi y voir des œuvres d’artistes variés qui exposent le monde naturel comme étant « en état de flux et de changement constants ». Creates prend les photographies à l’aide d’un appareil photo de sentier installé et laissé seul dans les bois sur son terrain, qui se déclenche par les mouvements des créatures qui passent dans la nuit. « Je renonce délibérément à être la photographe et je laisse cette tâche à l'appareil », écrivait-elle à propos de la série en 2016 sur sa page Web. « J’accorde de l’importance au caractère imprévisible, fortuit, involontaire et hors champ de ces photographies, tout en reconnaissant que la faune se déplace dans un but précis et que les événements célestes dans notre galaxie se produisent selon une prévisibilité stricte. »

Marlene Creates, 26 janvier 2016, de la série Ce qui s’est révélé à la rivière Blast Hole Pond, Terre-Neuve 2015 – en cours. Épreuve au jet d’encre

Marlene Creates, 26 janvier 2016, de la série Ce qui s’est révélé à la rivière Blast Hole Pond, Terre-Neuve 2015 – en cours. Épreuve au jet d’encre, 64.2 x 171.2 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Marlene Creates / CARCC Ottawa 2024 Photo : MBAC

La détermination qu’affiche Creates porte en elle son propre cycle d’élan artistique, qui se meut en harmonie avec la symphonie de la création naturelle. L’artiste réalise régulièrement des diptyques ou autres juxtaposions à deux pièces. Dans cette série, chaque photographie est associée à un panneau de texte; ce dernier se limite à une unique phrase décrivant succinctement une manifestation céleste au moment où cette image a été prise. « Ciel et Terre, si vous voulez, précise-t-elle. Les événements accolés dans chaque paire ne sont que deux exemples d’innombrables phénomènes naturels – perceptibles ou non – qui se produisent simultanément. »

Les images sont nettement décentrées. Dans l’une d’elles, prise en janvier 2016, on voit les pattes de deux orignaux de passage, partiellement surexposées par le flash automatique et le couvert neigeux réfléchissant; la photo est juxtaposée au texte « Lune gibbeuse descendante avec Mercure dans le ciel matinal ». Une autre, captée lors d’une nuit pluvieuse de septembre, montre la tête et le garrot d’un orignal détrempé, et est accompagnée des mots « Dernière apparition de Saturne cette année, basse dans le ciel au sud-ouest ». Et, finalement, sur l’une d’un soir de mars, un renard argenté longe la berge opposée de la rivière Blast Hole Pond, et l’artiste ajoute ceci : « La planète Uranus disparaît dans le crépuscule ».

Marlene Creates, 17 mars 2016, de la série Ce qui s’est révélé à la rivière Blast Hole Pond, Terre-Neuve 2015 – en cours. Épreuve à jet encre,

Marlene Creates, 17 mars 2016, de la série Ce qui s’est révélé à la rivière Blast Hole Pond, Terre-Neuve 2015 – en cours. Épreuve à jet d'encre, 64.2 x 171.2 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Marlene Creates / CARCC Ottawa 2024 Photo : MBAC

Corps célestes et créatures terrestres émergent brièvement, puis s’évanouissent dans la pénombre de la nuit ou de l’espace, synchronisés pour l’éternité par le hasard ou (selon les croyances de chacun) le jeu de la Création. Tout s’estompe, tout revient, toujours et à jamais.

Ce projet n’est pas la première incursion de Creates dans la nuit sombre sur sa propriété. Une œuvre de 2012, également produite à la rivière Blast Hole Pond, est un diptyque composé d’une grille de neuf autoportraits à côté d’une photographie de la pleine lune se reflétant dans la rivière, intitulé Environ 8½ minutes du Soleil à la Lune à la rivière à mon visage à l’appareil photo, rivière Blast Hole Pond, Terre-Neuve. Son poème qui l’accompagne rappelle l’illumination nocturne : « Un remous fait étang et rameute sa forme/son feu blanc se reflète jusqu’à mon visage/et passe la lentille, tandis qu’autour de moi/la forêt boréale tire ses flèches de dentelle noire ».

Creates entretient un rapport profond au territoire et à l’environnement. Il n'est pas exagéré de dire que celui-ci est fondamental dans son art, parce qu’une rencontre fortuite avec la nature a été, à sa manière, un moment fondateur dans sa pratique. En 2014, lorsqu’on demande à l’artiste née à Montréal, pour les besoins du questionnaire de Proust du Magazine MBAC, quel est son premier souvenir de l’art, elle répond : « Vers 1960, le cahier de fin de semaine d’un journal montréalais présentait une série de reproductions couleur pleine page de peintures sur la faune, un animal différent chaque semaine dans son habitat ». Depuis lors, elle est fascinée et nourrie par la nature, l’environnement, l’habitat et les liens qui unissent toutes choses.

Marlene Creates, Ottawa POPULATION 324 000, de la série Looking at the City of Ottawa from Ten Paces Outside the Municipal Boundaries, Ottawa Pre-Amalgamation 2000 [Regard sur la ville d’Ottawa à une dizaine de mètres hors des limites de la municipalité,

Marlene Creates, Ottawa POPULATION 324 000, de la série Looking at the City of Ottawa from Ten Paces Outside the Municipal Boundaries, Ottawa Pre-Amalgamation 2000 [Regard sur la ville d’Ottawa à une dizaine de mètres hors des limites de la municipalité, avant la fusion 2000], 2000. Épreuve cibachrome, 33.7 x 49.5 cm. Ottawa Art Gallery, Ottawa. © Marlene Creates / CARCC Ottawa 2024 Photo : Avec l'autorisation de l'artiste

Creates est également captivée par les espaces urbains. Pour Regard sur la ville d’Ottawa à une dizaine de pas hors des limites de la municipalité, avant la fusion 2000, série de dix photographies réalisée en 2000, l’artiste s’installe en bordure d’une autoroute et pointe son objectif sur un panneau de signalisation banal indiquant « Ottawa POPULATION 324 000 ». La distance semble quelque peu supérieure à une dizaine de pas, car elle cherche à capter plus que ce qu’il est proprement possible de voir, à faire partie d’un ensemble dont elle se sent d’une manière ou d’une autre étrangère.

Pendant cette période, Creates produit une série de photographies similaires, représentant des panneaux du même genre à l’entrée des villes de St. John’s, de Québec et de Hamilton. Son projet le plus évocateur est sans doute celui qu’elle réalise à Hamilton, pour lequel elle plante ses propres panneaux où l’on peut lire HIDDEN HISTORIES AND INVISIBLE STORIES [Histoires cachées et récits invisibles]. Tout comme les photographies prises avec des appareils photo de sentier dans le Terre-Neuve rural qui montrent des animaux sous un ciel à la fois sublimement immobile et en perpétuel mouvement, ces panneaux témoignent d’une démarche où l’important n’est pas tant ce que l’on voit que ce qui se dérobe au regard. « Je suis fascinée par le fait étrange que tous les lieux – parcs, usines, rues, maisons – recèlent des dimensions invisibles qui échappent à ce que nous pouvons voir », commente-t-elle. « Je souhaite que ces repères nous donnent l’envie de prendre une pause et de réfléchir un instant à ces dimensions inconnues enfouies, imprégnées dans ces lieux. Et, comme partout, ces endroits poursuivront leur évolution. »

Partout – dans les villes et la nature, sur terre et dans le ciel – se trouvent des histoires cachées et des récits invisibles qui lient tout ensemble. Il nous suffit d’ouvrir les yeux pour voir ce qui se dérobe à nous, et nous laisser aller à l’émerveillement.

 

Les œuvres de Marlene Creates 15 septembre 2015, 26 janvier 2016 et 17 mars 2016 sont présenté avec son vidéo Spots of Memory: what I remembered during one month away after six years on Blast Hole Pond Road, Newfoundland 2008​ dans la salle B102 au Musée des beaux-arts du Canada. Partagez cet article et inscrivez-vous à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du MBAC et pour tout savoir de l’art au Canada.

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