Amours perdues, récits de deuils et de désespoir

James Tissot, La lettre, v. 1878. Huile sur toile, 71.4 x 107.1 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC
Il est logique que Léon Tolstoï et James Tissot aient tous deux commencé la même année, en 1878, le premier son roman Anna Karénine et le second, son tableau La lettre. En effet, l’amateur qui découvre La lettre pourrait bien se rappeler la première phrase, cinglante, du roman de l’auteur russe, « Toutes les familles heureuses se ressemblent; chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière », car le pouvoir narratif de La lettre ne tient pas à un amour heureux, mais à un amour malheureux – l’issue la plus intéressante sur le plan dramatique.
Dans La lettre, une jeune femme élégante marche seule dans un jardin anglais. À l’arrière-plan, un serveur en smoking débarrasse une table. L’air perdu et résigné, la femme tient dans ses mains une lettre qu’elle déchire en miettes qui tombent au sol. L’émotion que porte cette toile et qui est due au moment atroce de l’annonce formelle de la mort d’un amour est une variation sur une vérité tolstoïenne : tous les tableaux heureux se ressemblent; chaque tableau malheureux est malheureux à sa manière, et il n’en est que meilleur pour cela.

James Tissot, La lettre (détail), v. 1878
En littérature ou en peinture, la fiction laisse libre champ à toutes les interprétations. Toutefois la superbe phrase d’introduction du roman de Tolstoï énonce une évidence incontournable : si vous voulez écrire une histoire fascinante et obsédante, ne parlez pas de bonheur car le bonheur n’appelle aucun drame. Et les gens veulent du drame. C’est même vrai dans la vie de tous les jours. Ceux qui parlent avec des amis peuvent rapidement évoquer des gens heureux (« Oh, ils ont l’air tellement amoureux! »), mais ils enchaînent rapidement sur les problèmes des autres parce que les dilemmes et les infortunes sont des drames et que les drames font les histoires les plus intéressantes. Et comme un tableau ne représente qu’une seule scène, le drame doit être particulièrement bref. Ici, Tissot s’attache à dépeindre le deuil d’un amour, peut-être le moment le plus tragique de toute relation.
Comparons La lettre avec En première classe. La rencontre… et l’amour subit, une toile peinte par Abraham Solomon en 1854 qui fait aussi partie de la collection du Musée des beaux-arts du Canada. Dans le tableau de Solomon, deux jeunes gens voyagent en train, la première coiffée d’un bonnet et cousant délicatement ; le second, manifestement épris, arborant une expression rêveuse.

Abraham Solomon, En première classe. La rencontre… et l’amour subit, 1854. Huile sur toile, 69 x 97 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC
Si la toile est techniquement réussie, l’absence de drame narratif ne lui permet de retenir longtemps l’attention. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cette raison que le vieil homme assis à côté de la jeune femme s’est endormi. Si le jeune couple avait été sur le point de rompre, nul doute qu’il aurait le témoin très attentif d’une histoire sur laquelle il aurait brodé plus tard à son club, porto et cigare à la main.
Le moment de la rupture amoureuse est aussi le moteur d’autres tableaux de la collection du Musée dont aucun n’atteint cependant aussi parfaitement au tragique que La lettre. Dans Bacchus et Ariane (v. 1821) par exemple, Antoine-Jean Gros met en scène le désespoir d’Ariane réconfortée par le dieu Bacchus après avoir été abandonnée par son amant, Thésée, parti en mer. Les figures mythologiques ne sont cependant pas de véritables humains aux prises avec de vraies émotions humaines, et il semble moins facile de trouver des points communs avec le tragique instant de l’échec amoureux.

Antoine-Jean Gros, Bacchus et Ariane, v. 1821. Huile sur toile, 90.8 x 105.7 cm.; et Pierre-Paul Prud'hon, L'Amour séduit l'Innocence, le Plaisir l'entraîne, le Repentir suit, 1809. Huile sur toile, 98 x 81.5 x 2.5 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC
Dans L’Amour séduit l’Innocence, le Plaisir l’entraîne, le Repentir suit (1809), Pierre-Paul Prud’hon présente des signes d’un amour condamné, notamment la figure triste du Remords qui emboîte le pas au groupe, à gauche, le front dans la main. Sans la dure réalité du remords, l’œuvre perdrait beaucoup de sa force.
Il arrive aussi que le tragique des cœurs brisés dépasse le drame pour plonger dans les ténèbres. Dans Othello et Desdémone (1847–1849), Eugène Delacroix représente Othello est au moment où celui-ci entre dans la chambre nuptiale où il ne tarde pas à assassiner sa nouvelle épouse, convaincu que celle-ci lui a été infidèle.

Eugène Delacroix, Othello et Desdémone, v. 1847–49. Huile sur toile, 50.8 x 62.2 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC
Tissot ne voit aucune violence ou ténèbres comparables dans une rupture amoureuse. Il se peut même que cette représentation ne soit pas un moment triste car cela aussi reste sujet à caution. Ce qui est évident, c’est qu’il comprend les sentiments que l’on peut éprouver lorsque l’on sait que l’amour est mort. La touche picturale précise souligne la clarté de l’instant de rupture, ce moment où tout ce qui est familier semble brièvement et soudainement différent et, d’une certaine façon, plus tranchant. Ici, la jeune femme regarde le jardin qui l’entoure et qu’elle connaît sûrement, mais les détails lui apparaissent soudain plus nets : l’air de l’automne est subitement plus vif, l’odeur des feuilles en décomposition plus terreuse. Tous les sens sont brutalement aiguisés et tout est vu, entendu et senti différemment, comme s’ils s’inscrivaient dans une nouvelle perspective.

James Tissot, La lettre (détail), v. 1878
Chaque pli, chaque fronce des vêtements de la jeune femme, jusqu’aux poignets mis en évidence de ses gants en cuir, sont rendus avec une extrême minutie et précision. La force de ce tableau réside dans l’attention portée à la netteté et à l’exactitude du détail. Les morceaux déchirés qui tombent des mains délicatement gantées volettent au sol parmi les feuilles mortes ou jaunissantes. Même la période de l’année semble idéale, l’automne étant la saison des morts qui elle-même précède la renaissance. En effet, bien que la figure soit vêtue de noir, comme si elle portait le deuil de son amour, son expression froide et résignée trahit la force pure qui se cache sous ses beaux atours.
Tant de tragique dans une scène statique, née uniquement du pinceau de Tissot et de la conscience de l’artiste que les couples malheureux interprètent les plus beaux rôles dramatiques.
Les œuvres sont à l'affice dans les galeries européennes and américaines du Musée des beaux-arts du Canada. Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada.