Grandeur et décadence d’une dynastie familiale

Artists inconnu, Portraits de John Bonner, Trevor Boyd, Alice Duff et Walter, Mary Irene Boyd (Bonner), avec un bébé et quatre personnes non identifiées, v. 1885, épreuves à l'albumine argentique, mount: 27.2 x 22.3 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

 

L’Album de la famille Sewell rend compte de la vie et des souvenirs des familles Sewell et Bonner, qui ont vécu à Québec et à Staten Island à la fin de l’époque victorienne. Cet album photographique est un exemple de photocollage ou d’« album de découpages » du XIXe siècle et comprend quatre illustrations à l’aquarelle et à l’encre, ainsi que vingt-six épreuves à l’albumine argentique. Parmi les photographies, certaines sont des portraits de studio réalisés par le photographe canado-écossais William Notman et des paysages québécois du réputé Jules-Ernest Livernois.

Le développement du format carte-de-visite par André-Adolphe-Eugène Disdéri a permis la production en série de photographies et a donné naissance à un véritable engouement pour les albums de photocollages chez les aristocrates et les gens de la classe moyenne supérieure en Europe et en Amérique du Nord. Ce type d’album était généralement fait par des femmes et considéré comme partie intégrante de l’activité domestique féminine, au même titre que la lecture, le dessin et la musique. Il était à la fois un recueil de photographies et un moyen pour les gens de conserver leurs souvenirs et de les montrer à leurs visiteurs, finalement pas si éloigné des pratiques d’aujourd’hui, où la dimension sociale de la réalisation d’albums à travers le partage de photos de famille s’est transportée sur Facebook et autres sites de médias sociaux. Les albums de collages victoriens étaient particulièrement prisés en Grande-Bretagne, mais la pratique était également répandue en Amérique du Nord. L’Album de la famille Sewell du Musée des beaux-arts du Canada constitue l’un des rares exemples de cette période à être parvenus jusqu’à nous.

Artiste inconnu, Portraits deHorace Sewell, John Duff, Ruth Sewell, William G. Sewell, Gertrude Bonner, du prince Albert et vingt personnes non identifiées, v. 1885, épreuves à l'albumine argentique, mount: 27.2 x 22.3 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

 

Les Sewell étaient une famille très influente dans la vie politique et culturelle de Québec, ce à partir des années 1790 et durant une époque charnière politiquement dans l’histoire canadienne. Jonathan Sewell (1766–1839) allait devenir procureur général en 1795, puis juge en chef du Bas-Canada en 1808. L’un de ses fils, William Smith Sewell (1798–1866), devint shérif du district de Québec en 1822. En 1854, sa fille Mary Georgina (1827–1898) épousa John Bonner (1828–1899), originaire de Québec, mais qui avait vécu à Paris et à New York. Nul ne sait qui a réalisé l’album, mais les familles, les amis et la propriété de Mary et John Bonner y apparaissent de nombreuses fois, et il est donc vraisemblable que celui-ci appartenait à leur famille proche.

Immédiatement après leur mariage, le couple s’installa à New York, où Bonner mena une brillante carrière en journalisme, devenant rédacteur en chef du Harper’s Weekly puis rédacteur financier au New York Herald. En 1865, il fonda John Bonner & Co., une maison de courtage exerçant son activité depuis Wall Street. Ayant amassé une vaste fortune, il acheta le moment venu une propriété sur Todt Hill à Staten Island. On rapporte que celle-ci était évaluée à la somme exorbitante de 50 000 $, en raison de sa vue et de son emplacement sur le point le plus élevé de toute la plaine côtière de l’Atlantique entre la Floride et Cape Cod. Nul doute qu’il s’agissait d’un objet de fierté, et une image des lieux a été intégrée à l’album, placée sous le portrait d’un chien stoïque réalisé en studio.

Artiste unconnu, Portrait d'un chien, v. 1885, épreuve à l'albumine argentique, 9 x 5.5 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC; Portraits de Wheatley Anderson, des chiens de la famille, de deux personnes non identifiées et scène de bain à La Malbaie, v. 1885, épreuve à l'albumine argentique, 27.2 x 22.3 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

 

 Sur une autre page, on trouve une scène de baigneurs à Murray Bay, où des proches de Bonner louaient une maison d’été et où les Sewell séjournaient durant leurs vacances estivales. Murray Bay (aujourd’hui La Malbaie, dans Charlevoix, au Québec) était une destination touristique en vogue chez les Canadiens au XIXe siècle. Même si les Bonner vivaient aux États-Unis, la présence de photographies de la région, datées d’une vingtaine d’années plus tard que la majorité des portraits de studio, montre que le couple a gardé un lien avec le Québec sa vie durant. Plusieurs photographies de paysages du photographe de renom Jules-Ernest Livernois figurent aussi dans l’album. Il est possible que John et Mary Bonner aient acheté et collectionné ces images comme souvenirs quand ils rendaient visite à leurs familles à Québec ou dans une résidence d’été dans Charlevoix.

Artiste inconnu, Portraits de Mary Sewell Bonner et John Ellingwood Bonner, v. 1885, épreuve à l'albumine argentique, 4 x 4.1 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

 

Parmi les autres souvenirs du Canada se trouvent des portraits de studio, œuvres du prolifique William Notman, photographe de la bonne société canadienne du XIXe siècle. Beaucoup des modèles étaient des membres du Montreal Rifles du Québec, et on peut trouver leurs photographies originales dans les archives Notman du Musée McCord. Les soldats, capitaines et colonels immortalisés dans l’album sont des hommes nés au Québec ou encore des soldats britanniques en poste au Canada à la fin des années 1860. Ils faisaient sans doute partie du cercle de relations des Bonner à Québec. La personne qui a réalisé l’album a aussi collé des portraits de famille aux côtés de clichés de la famille royale, une pratique courante chez les Britanniques dans ce genre d’exercice. Pris dans son ensemble, cet album reflète la fascination de la famille Bonner-Sewell pour le statut, la mobilité sociale et l’Empire, qui transparaît dans les choix de collectionnement et d’agencement de photographies de personnalités en vue dans la société.

Artiste inconnu, Portraits de John Bonner et de six personnes non identifiées, v. 1885, épreuves à l'albumine argentique, mount: 27.2 x 22.3 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

 

Le 31 décembre 1877, la vie de Bonner allait toutefois basculer, avec l’implication de ce dernier dans un scandale financier à Wall Street. La John Bonner and Co. se retrouvait avec une insuffisance d’actifs de 400 000 $ suite à des opérations de ré-hypothèque, ce qui eut de très fâcheuses conséquences, pour les associés, la famille et les amis de Bonner, mais aussi pour la stabilité économique même de New York. Fuyant les États-Unis avec 25 000 $ en poche, Bonner prit un train pour Québec. Selon des articles du New York Times de l’époque, il fut blâmé publiquement pour sa lâcheté, ayant abandonné sa famille et laissé ses associés se débrouiller avec le scandale.

Après avoir vécu dans la plus grande discrétion pendant quelques années, Bonner resurgit en Californie en 1883, où il retrouva sa femme et ses enfants pour refaire sa vie à San Francisco, comme rédacteur en chef du San Francisco Argonaut. Plus tard dans sa vie, c’est sa fille Geraldine (1870–1930) qui prit soin de lui. Formée comme journaliste par son père, elle commença à écrire à l’âge de 17 ans, avant de devenir une romancière et dramaturge accomplie. La seule photographie de Geraldine dans l’Album de la famille Sewell se trouve dans un collage d’un motif de « cartes à jouer », genre assez répandu dans les albums britanniques et français. La figure inférieure de la reine de cœur est une image d’elle enfant.

Artiste inconnu, Portraits en cartes à jouer de Janie Butt, Joseph Fleming, Mary et Catherine Butt, Geraldine Bonner et de trois personnes non identifiées, v. 1870, Épreuves à l'albumine argentique, avec rehauts d'aquarelle et l'encre de chine sur papier, collé sur carton à bordure à la mine de plomb, mount: 27.2 x 22.3 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa Photo: MBAC

 

Son premier roman, Hard Pan (1900), est un récit autobiographique de toutes les difficultés personnelles et économiques vécues auprès de son père. Dans le livre, le colonel Reed, personnage inspiré par ce dernier, possède un album de photos de famille qu’il montre aux autres pour prouver qu’il a déjà été riche. Lors d’une conversation avec un ami, Reed déclare : « Je peux jurer, même sans album de famille, que la fortune qui était la mienne est chose du passé; j’avais simplement envie que tu sois au fait de son importance et de sa perte ».

Peut-être Geraldine faisait-elle allusion à l’Album de la famille Sewell, réaffirmant l’idée que l’album est porteur de mémoire et de nostalgie et conserve à jamais l’âge d’or d’une famille passée de l’opulence à la précarité.

 

On peut voir des images de l’Album de la famille Sewell dans la collection en ligne du Musée des beaux-arts du CanadaDes œuvres de même nature sont présentées dans l’exposition L’espace d’un instant. Cinquante ans de collectionnement de photographies, à l’affiche jusqu’au 16 septembre 2018. Si vous désirez communiquer cet article, cliquez sur la flèche en haut à droite de la page.

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