Käthe Kollwitz et l'expérience intime : Un autoportrait
Le remarquable portrait nouvellement offert à la collection des estampes et dessins du Musée des beaux-arts du Canada, Autoportrait frontal de Käthe Kollwitz, prend l’apparence d’un masque strié d’un réseau de lignes intenses et de traits énergiques. Véritable allégorie du chagrin, le visage brut et ravagé qui nous défie de son regard hanté condense parfaitement la profondeur des émotions qui imprègnent le travail de cette artiste.
Sculptrice et graveuse allemande très en vue au XXe siècle, Käthe Kollwitz (1867–1945) est associée à des descriptions saisissantes de pauvres et d’opprimés des années tumultueuses ayant précédé, marqué ou suivi les deux guerres mondiales. Bien qu’elle ait été largement reconnue et admirée de son vivant (un célèbre critique d’art a dit d’elle en 1937 qu’elle était « la plus grande artiste des temps modernes ») et que ses œuvres aient fait partie d’innombrables expositions internationales après sa mort, sa popularité a néanmoins fluctué au fil des années. Souvent délaissée au profit d’artistes plus avant-gardistes – les critiques soulignant le contenu social soi-disant démodé et le caractère propagandiste et « politiquement ennuyeux » de son œuvre –, Kollwitz a toutefois démontré d’incomparables habiletés artistiques la ferme volonté d’acquérir une maîtrise totale des différents procédés de gravure.
Après une première formation de peintre auprès de Karl Stauffer-Bern, Kollwitz se tourne vers les arts graphiques lorsqu’elle découvre l’œuvre et les écrits de l’artiste Max Klinger. Elle est impressionnée par le traité de Klinger, Malerei und Zeichnung (1891), dans lequel l’auteur soutient que la gravure offre une plus grande liberté de contestation de l’ordre des choses et de transmission d’idées car elle est exemptée des conditions préalables de représentation et d’idéalisation prévalentes dans la peinture contemporaine. Également convaincue de la fonction sociale de l’art, elle épouse la nature démocratique des arts graphiques. La gravure lui permet de rejoindre un vaste public.
Bien que Kollwitz étudie principalement la détresse féminine dans les classes prolétaires sous l’angle de thèmes tels que la maternité, l’oppression, la mort, la guerre et le sacrifice, ses œuvres n’en comportent pas moins un élément autobiographique incontournable. En fait, l’autoportrait est au cœur de sa pratique. Entre 18 et 76 ans, c’est-à-dire depuis ses études en art à Berlin jusqu’à deux ans avant sa mort, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle réalise plus de 100 autoportraits. Dans sa monographie bien connue de Kollwitz, le marchand d’art et conservateur Carl Zigrosser précise que celle-ci « n’a pratiquement pas fait d’autres portraits, chose normale pour quelqu’un dont la forme d’expression était si fortement teintée par sa propre expérience intime. On peut dire en un sens que l’ensemble de son œuvre est un autoportrait. »
Les autoportraits de Kollwitz transcendent le simple rendu de son apparence et font partie des images les plus percutantes de sa carrière. Autoportrait frontal ne fait exception à la règle. Conçue comme frontispice pour la monographie de Kollwitz écrite en 1923 par Ludwig Kaemmerer, l’œuvre est l’image dure et obsédante d’une femme ravagée par le chagrin. Kollwitz a lutté toute sa vie contre la dépression, mais la mort tragique de son fils au début de la Première Guerre mondiale a marqué son âme à jamais. Ses lettres et son journal intime résonnent d’une souffrance et d’un sentiment de perte irrévocable aussi vifs à la fin de sa vie qu’en 1914, et cette douleur extrêmement personnelle marque au fer rouge chaque ligne de ses œuvres. Le gros plan d’Autoportrait frontal nous oblige à affronter cette émotion brute tout en saisissant les efforts courageux de Kollwitz pour maîtriser sa tristesse. L’artiste transforme ici un deuil intime en une puissante condamnation de la guerre et de ses coûts. La largeur des traits et l’agressivité des hachures croisées accentuent les rides du visage et offrent un témoignage à la fois conscient et aiguisé du vieillissement. Préoccupée par sa propre mortalité et par son inévitable marche vers la mort, Kollwitz a fait de cette inquiétude un thème récurrent de son art et de ses écrits.
La gravure sur bois de fil accentue le côté sombre et brut de cette estampe. Artiste graphique largement autodidacte, Kollwitz a expérimenté plusieurs techniques de gravure, cherchant toujours le procédé le plus adapté à l’expression de sa vision artistique. Sa première incursion à cet égard se résume essentiellement à des eaux-fortes et à des lithographies, comme l’illustre par exemple sa série magistrale The Weavers’ Revolt (1893–1897). Ce n’est qu’en 1920 qu’elle découvre toute la puissance artistique de la gravure sur bois de fil. Dans son journal intime, elle note à la date du 25 juin 1920 : « Hier …. j’ai vu quelque chose qui m’a renversée : les gravures sur bois de fil de Barlach. J’ai revu mes lithographies aujourd’hui et compris qu’elles étaient presque toutes mauvaises … Je ne peux plus graver à l’eau-forte; j’en ai fini pour de bon avec ça … Devrais-je imiter Barlach et repartir de zéro avec la gravure sur bois de fil ? … Dans ce cas je ne voudrais pas poursuivre la mode actuelle des effets tachetés. Tout ce que je veux, c’est l’expression … ».
Avec Autoportrait frontal, Kollwitz épouse les effets expressionnistes de la gravure sur bois, suivant ainsi les traces d’expressionnistes allemands tels que Max Beckmann, Lyonel Feininger, Ernst Ludwig Kirchner, Franz Marc, Emil Nolde ou Max Pechstein. Les formes sont nettement simplifiées. Les mèches de cheveux qui encadrent le visage correspondent à de larges incisions et dans bien des zones, le volume est implicite, non avoué. Kollwitz réduit son portrait à ses plus simples détails, créant une impression de masque avec des effets dégrossis. Par opposition au fond noir, les lignes blanches qui créent un audacieux réseau plat ajoutent à l’intensité dramatique de l’image, de même que les tentatives de modelé délicat qu’illustrent les ombres obtenues par un sablage du bloc par endroits (par exemple, sur la joue droite). Avec pour résultat une œuvre d’une grande puissance émotive et visuelle, un merveilleux exemple de l’intérêt à la fois bref et puissant de l’artiste pour la gravure sur bois de fil.
Autoportrait frontal rejoint deux autoportraits plus tardifs de Käthe Kollwitz de la collection nationale, Autoportrait (1934, lithographie) et Autoportrait de profil à droite (1938, lithographie). Ces trois estampes qui couvrent deux décennies et deux procédés transmettent chacune, par un procédé psychologique qui leur est propre, les intenses capacités d’introspection qu’a toujours manifestées Kollwitz.
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