La photographie d’Andrew Wright et l’art de l’intrusion

Andrew Wright, Data Trespass: Illegal Photographs #23–31 [Intrusion dans les données : photographies illégales nos 23–31], 2016, imprimé 2018. Neuf épreuves Chromira Lightjet sur papier Kodak Endura Matte, c. 550 x 80 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Avec l'autorisation de l'artiste.

 

Dans la description de son projet Data Trespass [Intrusion dans les données], Andrew Wright écrit cette phrase qui résume bien son œuvre tout entière : « Avoir foi dans les photographies comme vérités probantes est … absurde. » Sa photographie peut déconcerter, déboussoler, troubler ou, dans le cas de Data Trespass, « défier » et, de ce fait, elle ouvre une perspective nouvelle et nous éclaire sans doute un peu plus. Elle remet en cause de façon sous-jacente notre perception de ce que nous acceptons comme « vrai », tant dans le monde en général que pour la photographie plus précisément. 

Un exemple particulièrement parlant est sa série de 2013 Tree Corrections [Redressements d’arbres], dans laquelle il a photographié les conifères accrochés aux falaises et emblématiques que l’on voit dans nombre des tableaux du Groupe des Sept, mais a placé son appareil photo selon un angle qui fait paraître droits les arbres tordus. Le résultat déstabilise quelque peu, mais semble tout de même plausible, comme si Wright avait révélé une vérité jusqu’ici cachée dans ces arbres tenaces.

Andrew Wright, Tree Corrections [Redressements d’arbres], 2013. 18 épreuves chromogeniques, 45 x 60 cm. Avec l'autorisation de l'artiste. © Andrew Wright.

 

Wright, professeur agrégé d’arts visuels à l’Université d’Ottawa, est mu par la perception qu’a le public de la photographie et la manière dont celui-ci reçoit ce que la technique dévoile. Pour son œuvre Suspended Tree [Arbre suspendu] de 2016, Wright a accroché un feuillu de grande taille à une grue près d’un imposant complexe industriel comprenant une usine automobile Hyundai et un port à conteneurs en Corée. Près de l’arbre se trouvait un conteneur d’expédition – une camera obscura géante – dans lequel on pouvait voir l’image inversée de l’arbre sur un écran suspendu. En modifiant l’acte physique d'observation de la photo, en le complexifiant, Wright bousculait notre manière de percevoir la complexité de la fabrication de masse et son corollaire, l’appétit gargantuesque pour les ressources naturelles.

Sa série Data Trespass comprend deux œuvres acquises récemment par le Musée des beaux-arts du Canada. Data Trespass: Illegal Photographs # 23–31 [Intrusion dans les données : photographies illégales nos 23–31] consiste en neuf épreuves Chromira Lightjet; Data Trespass: Wyoming v. Wright [Intrusion dans les données : Wyoming c. Wright] est une vidéo de neuf minutes, présentée en boucle aléatoire. Les deux œuvres sont ancrées dans l’idée qu’une photographie peut être considérée comme « illégale », ce qui est, de l’avis de Wright, « un rappel puissant de la signification qu’a la photographie dans l’imaginaire populaire, peu importe ce qui est effectivement montré ».

Andrew Wright, Image fixe du vidéo Data Trespass: Wyoming v. Wright [Intrusion dans les données : Wyoming c. Wright], 2016. HD vidéo, 9:43 mins, en boucle aléatoire. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Avec l'autorisation de l'artiste. Regardez un extrait du vidéo

 

Ces pièces sont une réaction aux lois « Trespassing to collect data » [Intrusion en vue de collecter des données] adoptées au Wyoming en 2015, qui interdisent de recueillir des « ressources et données de recherche », y compris des photographies, sans la permission du propriétaire foncier. Ces lois découlent de la colère exprimée par de grands éleveurs accusant des environnementalistes de s’être introduits sans autorisation sur leurs propriétés afin de prélever des échantillons d’eau qui permettraient de démontrer une pollution causée par l’élevage. Des groupes écologistes ont engagé des poursuites contre l’État, et un juge d’une cour de district a estimé que les lois « restreignaient les activités sur le territoire, y compris dans les cas où il n’existait aucune situation d’intrusion », comme, par exemple, le fait de prendre une photographie du paysage depuis le bord d’une voie publique. Des modifications mineures ont été apportées aux lois, mais, selon U.S. News and World Report, « plusieurs États ont adopté des lois "ag-gag" [bâillon agricole] similaires, dont certaines visent à dissuader des militants de documenter la maltraitance animale avec des vidéos clandestines ».

En 2015, Wright s’est rendu au Wyoming « avec une montagne d’équipement » et « l’intention de défier/d’enfreindre directement ces lois ». Les photographies qui en résultent immortalisent le Wyoming en haute définition, avec des images très détaillées qui documentent résolument les étendues de roches, de cours d’eau et d'herbes résistantes. Des volutes de brume, de vapeur ou de fumée semblent s’élever de l’eau comme de la terre sèche. « Cela pourrait laisser penser que quelque calamité environnementale indéterminée s'y déroule », remarque Wright. En fait, ironise-t-il, « toute dégradation environnementale ici, tout proche de la ligne continentale de partage des eaux au parc de Yellowstone dans la zone la plus active de la planète d’un point de vue géothermique, est un événement entièrement "naturel". »

Andrew Wright, Détail de Data Trespass: Illegal Photographs #23–31 [Intrusion dans les données : photographies illégales nos 23–31], 2016. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Avec l'autorisation de l'artiste.

 

Les photographies de Wright n’ont pas attiré l’attention des autorités du Wyoming, mais dans sa vidéo Data Trespass: Wyoming vs Wright, il crée un procès fictif dans lequel on le questionne sur ses images « illégales ». Des détails des photographies se succèdent sur fond de bande sonore du procès, qui tourne efficacement en dérision les lois et toute poursuite qu’elles pourraient engendrer.

La photographie de Wright n’est pas exempte d’espièglerie, de même que le contexte où il la situe : sur Instagram, il a récemment publié une photo de l’artiste ottavien Christopher Griffin accompagnée de cette légende : « envisage avoir #pulvérisé un #rouleaudepelliculeanalogique avec un #serre-tube. #pourquoiunetellecolère #photographiecanadienne #photographieconceptuelle ». Pour lui, même à l’ère des médias sociaux et de la photographie omniprésente, « ces explorations restent du domaine de la "représentation". Nous regardons/créons/utilisons/consommons uniformément les images comme si elles ne pouvaient exister que de certaines façons. » 

La « vérité probante » des Data Trespass, de Wright, c’est qu’elles n’en recèlent aucune. Détermination et provocation les parcourent aussi certainement que la rivière descend des montagnes, mais il y a dans leur portrait de phénomènes naturels en potentielles dégradations causées par l’homme une intention de brouiller les cartes. Elles sont une provocation délibérée non seulement vis-à-vis des intérêts et des caciques du pouvoir en place au Wyoming, mais aussi envers les perceptions de chacun d’entre nous qui s’intéresse à la photographie.

Quand tout est fini, que les lumières se rallument dans la chambre noire, ce que nous voyons est ce que nous attendons de la photographie. « Nous nous retrouvons avec des fictions, constate Wright, dont nous sommes complices de la création. »

 

Pour information sur les œuvres dans la collection du Musée des beaux-arts du Canada, consultez  Recherche dans la collection. Pour partager cet article, veuillez cliquer sur la flèche en haut à droite de la page. N’oubliez pas de vous abonner à nos infolettres pour connaître les dernières informations et  en savoir davantage sur l’art au Canada.

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