Julie Mehretu, détail de Pièces conjuguées (coeur), Alep, 2016. Encre et acrylique sur toile, 183 x 213.6 x 5.3 cm. Acheté en 2017. Musée des beaux‑arts du Canada, Ottawa. © Julie Mehretu, avec l’autorisation de l’artiste et Marian Goodman Gallery Photo: Tom Powel Imaging

L'esprit dans l’image : la vision hantée de Julie Mehretu

À la fin de l’été 2016, une image bouleversante parvenait de la ville d’Alep en Syrie : Omran Daqneesh, un petit garçon de cinq ans, avait été photographié couvert de sang et de poussière, assis abasourdi et en état de choc dans une ambulance après un raid aérien des forces gouvernementales sur le quartier contrôlé par les rebelles qu’il avait le malheur d’habiter. Directe et poignante, elle n’était qu’une des nombreuses photographies de la Syrie après les bombardements diffusées par un réseau de journalistes citoyens, des images qui sont devenues rapidement virales et qui ont suscité une féroce condamnation du régime de Bachar el-Assad et de ses alliés militaires russes. À la même époque, à New York, la peintre Julie Mehretu mettait la touche finale à une exposition individuelle présentée à la Marian Goodman Gallery où allaient figurer des tableaux qui étaient une réaction forte à ces images des événements politiquement chargés au Moyen-Orient et ailleurs.

Née en 1970 à Addis-Abeba, en Éthiopie, Mehretu gagne le devant de la scène artistique au début des années 2000 en canalisant son intérêt pour la géographie, l’architecture, l’urbanisme et l’histoire dans un style abstrait qui lui est propre. Ses œuvres les plus connues consistent en des couches de médium acrylique et de dessins et photographies d’architecture qui fusionnent avec des « communautés » de marques, de formes et de taches, disposées dans de larges compositions sur des supports de grande envergure. Dans leur exactitude cartésienne, elles évoquent des plans de ville, des voies commerciales et des champs de bataille.

Julie Mehretu. Photo © Anastasia Muna

Le style caractéristique des débuts de Mehretu culmine en 2010 avec Mural, une commande importante pour le siège de Goldman Sachs dans le Lower Manhattan. Avec ses quelque 167 mètres carrés, la peinture est si imposante que l’artiste new-yorkaise a dû temporairement installer son atelier (et son équipe) dans une ancienne usine de fabrication de pistolets Luger à Berlin. Résumant la psychogéographie du néolibéralisme, Mural est décrite par Calvin Tomkins dans The New Yorker comme « une histoire visuelle du capitalisme en termes abstraits ». Malgré l’ironie flagrante, étant donné le jeu joué par Goldman Sachs dans la pire récession mondiale depuis les années 1930, la peinture véhicule toujours une bouffée d’optimisme pré-2008, une vision de l’humanité telle une communauté partagée, limitée seulement par le flux transactionnel libre des capitaux.

Six ans plus tard, dans Hoodnyx, Voodoo and Stelae – l’exposition de 2016 à la Marian Goodman Gallery à New York – la vision de Mehretu s’est considérablement assombrie. L’artiste a introduit un nouveau langage visuel et un vocabulaire abstrait évolué : mélancoliques et chaotiques, des enchevêtrements de traits noirs et blancs faits à l’aérographe flottent au-dessus des arrière-plans flous des tableaux. Des accents troubles aux couleurs pêche, rose et bleu-vert donnent aux images une brillance luminescente. Celles-ci sont basées sur des photographies de journaux que l’artiste collectionne, des images qui l’ont hantée et préoccupée. En choisissant ses titres, comme Conjured Parts (heart), Aleppo et Stelae 4 (Hoodnyx), Mehretu emprunte à une vaste gamme de sources : le nom des villes qui soulignent les traumatismes sociaux d’aujourd’hui (Alep, Damas, Ferguson), les pierres tombales (les stelae ou stèles), les divinités des mythes anciens et l’anatomie humaine. Les peintures dégagent un sentiment d’urgence, mais elles témoignent d’une profonde prise de conscience historique.

Julie Mehretu, Pièces conjuguées (coeur), Alep, 2016. Encre et acrylique sur toile, 183 x 213.6 x 5.3 cm. Acheté en 2017. Musée des beaux‑arts du Canada, Ottawa. © Julie Mehretu, avec l’autorisation de l’artiste et Marian Goodman Gallery Photo: Tom Powel Imaging

« Je suis très politisée », a dit Mehretu lors d’une entrevue en ligne publiée par le Museum of Non-visible Art à l’époque. « Je m’engage dans le monde comme une citoyenne très passionnée par ce que j’estime bien et mal... et le changement que j’aimerais voir arriver. C’est à partir de ce lieu que je crée. » Mehretu est préoccupée par la réalité politique de 2016, en particulier le sort de la praxie révolutionnaire, le Printemps arabe, les mouvements en Afrique et au Brésil. « J’ai l’impression que les choses se sont effondrées, se sont dénouées, pour ainsi dire, a-t-elle ajouté. Et je me suis mise à me demander comment un nouvel imaginaire pourrait émerger, en réponse à cela. »

L’œuvre Pièces conjuguées (cœur), Alep (2016), présentée à la Marian Goodman Gallery et acquise par le Musée des beaux-arts du Canada, étend ce sentiment de désespoir au-delà de l’arène politique, dans une sphère incompréhensible, informe. Mehretu a transformé la surface de la toile en un espace occulte, rempli d’esprits, de fantômes et d’apparitions évanescents. «  Je suis aussi très absorbée par l’esthétique et la peinture et l’histoire de la peinture, et j’estime qu’il y a de l’espace pour ce dont on ne peut pas parler, pour ce qu’il est impossible de représenter …  là où tout s’encrasse et se complique, là où l’art, lui, est capable de négocier. J’essaie de m’accrocher à ce que je ne comprends pas, et c’est là une importante partie de ce à partir de quoi je crée, » poursuit Mehretu. «  Ce qui m’intéressait, c’est qu’en brouillant ces photographies, en en retirant toute trace intelligible d’information, elles conservaient en elles des dynamiques obsédantes, presque spectrales, comme des apparitions dans les flous entre l’ombre et la lumière. » Dans l'abstraction, Pièces conjuguées (cœur), Alep révèle le monde hanté qui se cache derrière le visible.

 

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