Métaphores et imaginaire : la série « WB » de Sophie Ristelhueber
Dans sa mission de collectionnement de l’art contemporain, le Musée des beaux-arts du Canada a une obligation de présenter des œuvres exceptionnelles qui défient les genres traditionnels de la création artistique. La série WB de Sophie Ristelhueber est un exemple d’un art qui rejette l’expression du sublime ou du pittoresque dans le paysage au profit de la représentation d’un espace chamboulé et disputé. Un ensemble de 12 épreuves de cette série, acquises récemment et choisies en consultation avec l’artiste, donne au Musée accès à un corpus d’œuvres puissant qui aborde très concrètement le rôle de l’art dans la géopolitique contemporaine
Née à Paris, Sophie Ristelhueber étudie la littérature à la Sorbonne et travaille au départ comme responsable photo et journaliste. Au cours des trente dernières années, elle mène à travers la photographie une réflexion sur les terres et territoires marqués par la manipulation ou la dévastation, qu’elle soit naturelle ou causée par l’homme. Artiste prolifique et rigoureuse, Ristelhueber remet constamment en question la nature même de la technique qu’elle utilise, ainsi que les paramètres des projets dans lesquels elle s’engage. Lors d’une conférence en 1998 à l’Albright-Knox Art Gallery, elle comparaît sa démarche artistique pour partie à celle d’une archéologue : « J'ai des obsessions que je ne comprends pas très bien, de la marque profonde, de la surface entaillée, des cicatrices, des traces que les êtres humains laissent sur la terre. Mais il ne s'agit pas d'un commentaire sur l'environnement. […] C’est métaphysique. […] D'une certaine manière, je suis une artiste qui travaillerait un peu comme une archéologue. »
Si les obsessions de Ristelhueber sont à la fois vastes et profondes, elles sont presque toujours reliées aux façons, tangibles comme abstraites, dont les humains ont bouleversé, dégradé ou marqué la surface de la terre. Ses obsessions sont néanmoins aussi contrôlées par une approche empirique de ses sujets, ce qui la conduit, par exemple, à se rendre dans le golfe de Guinée pour y trouver un lieu physique pour la latitude zéro ou, comme à la Biennale de Johannesburg en 1998, pour photographier la preuve de la force centrifuge de l’hémisphère sud dans l’eau qui s’écoule de sa baignoire.
WB (West Bank, ou Cisjordanie en français) est un ensemble de 54 images photographiques à développement chromogène réalisées en 2005 lors du second voyage de Ristelhueber en Israël et en Palestine. Même si le format est radicalement différent, WB s’inscrit dans la lignée de l’absorption de l’artiste par les thèmes du paysage et des frontières géographiques, déjà exprimée dans l’Air est à tout le monde, une œuvre créée en quatre parties distinctes entre 1997 et 2002.
Le mur de 708 km qui longe la ligne verte séparant la Cisjordanie était encore en construction quand Ristelhueber a visité la région pour la première fois en 2003 et, de son propre aveu, ne l’avait pas formellement intéressée au premier contact, comme le rapporte Catherine Grenier, auteure et directrice de la Fondation Giacometti dans son livre Sophie Ristelhueber – La guerre intérieure. Ce n’est qu'en se déplaçant à proximité de la Cisjordanie, région contestée bordée par Israël et la Jordanie, qu’elle est tombée sur les nombreux barrages routiers contrôlant où et comment les Palestiniens peuvent circuler entre les villages et les villes, en fait jusqu’à leurs propres demeures.
Si WB a été bien reçue par le conservateur de l’art contemporain du Musée des beaux-arts de Tel-Aviv, la série n’y a pas été exposée, pas plus qu’ailleurs en Israël, par peur de « faire des vagues », bien que la publication l’accompagnant soit pourtant proposée dans plusieurs librairies de Tel-Aviv. L’architecte israélien Eyal Weizman a porté à l’attention du monde entier les multiples façons dont bâtiments, routes et éléments naturels, comme les arbres, les pierres et les buttes, ont été utilisés comme instruments de division sociale et de violence dans la région, séparant des collectivités, entravant l’accès public et exerçant un contrôle sur les populations assujetties.
Bien qu’elle s’intègre résolument dans cette réalité géopolitique, l’œuvre de Ristelhueber évite toute partialité, l’artiste préférant rendre compte de ce qu’elle voit avec un regard en apparence neutre. Citée par Grenier, Ristelhueber précise : « [...] pendant que je réalise le travail, j’oublie le contexte très particulier dans lequel je suis. Il se trouve que ça se passe en Palestine-Cisjordanie, mais à un moment donné, pour moi, dans mon imaginaire, c’est simplement une nouvelle expression de la violence humaine de la destruction. Je ne suis pas en train de dénoncer untel ou untel, je suis dans ma métaphore. » En insistant sur le fait qu’elle n’est ni documentariste ni photojournaliste, mais une artiste qui vient à ses sujets par obsession personnelle et non par besoin de rapporter ou d’interpréter ce qu’elle voit, Ristelhueber refuse une lecture téléologique de son travail. La conservatrice Cheryl Brutvan fait valoir, cependant, que « si les images fixes inaltérées de Ristelhueber ne se comparent en rien à celles d’une journaliste, elles ont évidemment valeur de confirmation de ce qui a été vu; en fait, c’est pour cette fonction au-delà de toutes les autres que Ristelhueber a trouvé dans la photographie un outil pour servir ses intentions ».
L’acquisition d’épreuves choisies de la série WB vient compléter Fait, sans doute l’œuvre de Ristelhueber la plus connue. Le Musée possède un ensemble entier de cette pièce monumentale qui comprend 71 vues aériennes et terrestres agrandies du désert koweïtien prises en 1992.
Pour le détail des œuvres de Sophie Ristelhueber dans la collection du Musée des beaux-arts du Canada, faites une recherche dans la collection. Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour connaître les dernières informations et en savoir davantage sur l’art au Canada.