
Vue de l'installation, Martha Fleming et Lyne Lapointe, Une kidnappeuse/Je suis abandonnée du monde, 1984–87, mine de plomb, crayon de couleur, gouache, polyuréthane et alkyd sur papiers vélin et vergé (un panneau monté sur contre-plaqué et encadré), deux colonnes anciennes en bois peint et doré, lampe à incandescence. Acheté en 1989; et Orientales barbues (Scorpion), 1992, Oriental Bearded Ladies (Scorpion), 1992, huile, scorpion, verre sur papier vélin, dans un cadre de bois. Acheté en 1998 . Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Martha Fleming et Lyne Lapointe Photo : MBAC
PAR-DELÀ L’ARC-EN-CIEL. OEUVRES PAR DES ARTISTES LGBTQ2S+
La dernière installation en date dans les salles d’art contemporain du Musée des beaux-arts du Canada souligne le point de vue arc-en-ciel d’artistes LGBTQ2S+. La sélection présente un éventail d’oeuvres sur différents supports réalisées pendant plusieurs décennies par quinze artistes, dont Kent Monkman, Shawna Dempsey & Lorri Millan et Paul Wong.
Vidéos, photographies, installations et divers types de documents éphémères mettent en lumière la créativité et la force morale des nombreux groupes de divers genres et orientations sexuelles qui revendiquent leur identité avec fierté. C’est avec humour et gravité que les artistes communiquent leur message et le mettent en scène, défiant la « norme » par des réalités non-binaires dont la fluidité efface les démarcations strictes de la différence. À travers ce prisme queer, ces oeuvres trans-formatives mettent en cause les contours des notions d’identité, de race et d’ethnicité pour embrasser la diversité et l’inclusion.
De 1981 à 1995, les artistes montréalaises Martha Fleming et Lyne Lapointe ont coréalisé plusieurs projets interdisciplinaires in situ axés sur la marginalisation et la représentation des femmes. En 1987, elles ont abordé le thème de la criminalisation historique de l’homosexualité féminine par le biais d’un programme d’interventions intitulé La Donna Delinquenta (la femme criminelle). Parmi les oeuvres exposées, notons Une kidnappeuse/Je suis abandonnée du monde (1984–1987), qui évoque la littérature romantique du XIX siècle. Les visiteurs et visiteuses sont invités à voir et à investir une mise en scène théâtrale constituée d’une toile de fond offrant l’image d’une prisonnière entourée d’instruments mesurant sa déviance. Son pendant représente un paysage sauvage et désolé, symbole de l’état de perturbation psychique de l’antihéroïne de l'œuvre.
Dans une autre création, Orientales barbues (scorpion) (1992), les artistes ont poursuivi leurs recherchessur la représentation des femmes, renvoyant à l’exploitation des « femmes à barbe » et autres phénomènesde foire soi-disant exotiques de l’époque victorienne. Aux XVIII et XIX siècles, la culture visuelle populaireregorge de ces images appréciées et problématiques d’« Orientales » vues comme des curiosités. Sur cetteimage, l’ajout d’un véritable spécimen de scorpion prêt à attaquer offre au sujet un moyen de lutter contre leregard d’autrui et met en relief une impression de danger.

Shawna Dempsey & Lorri Millan, Lesbian National Park and Services: A Force of Nature. Première performance : juillet 1997, Parc national Banff, Walter Phillips Gallery, The Banff Centre for the Arts, Banff, Alberta. © Shawna Dempsey & Lorri Millan. Photo : Don Lee, The Banff Centre for the Arts, 1997
Dans l’ensemble de l’exposition, les artistes dépeignent les complexités de la sexualité et de l’identité enrevêtant divers déguisements et en se produisant devant la caméra. Basées à Winnipeg, une ville qu’ellesappellent la « capitale lesbienne de l’univers », Shawna Dempsey & Lorri Millan créent depuis 1989 des performances, des vidéos et des oeuvres d’art en duo. Misant sur des costumes extravagants et desparodies humoristiques désopilantes, elles s’insurgent contre les interdits sociaux qui censurent le désir homosexuel féminin. Dans Lesbian National Parks and Services: A Force of Nature (2002), par exemple, elles attaquent de front les stéréotypes sociétaux et remodèlent l’identité lesbienne pour en faire une force naturelle plutôt que contre-nature. Le documenteur A Day in the Life of a Bull Dyke (1995) défie les frontières rigides des rôles de genre, tandis que le costume de scène et la performance de We’re Talking Vulva (1990) exhibent un sexe féminin loquace et plein d’entrain. Et si Lorri Millan décrit un douloureux vécu en lien avec la négativité sociétale dans Archaeology and You (2003), Shawna Dempsey analyse la corrélation entre attentes sociales, sexualité et identité dans The Dress Series (1989–96).

Kent Monkman, L’émergence d’une légende (détail), 2006. Épreuve à développement chromogène sur papier métallique, tissu, cadre. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Kent Monkman. Photo : MBAC
D’ascendance Crie (Fisher River First Nation), Kent Monkman est un cinéaste, un illustrateur et un artiste visuel qui a commencé son exploration des arts en tant que peintre. Dans sa pratique, il a recours à l’humour et à l’ironie pour revisiter le passé colonial, et s’inspire souvent de la peinture et de la photographie du XIX siècle. Dans la série de cinq faux daguerréotypes L’émergence d’une légende (2006), Kent Monkman met en scène son alter ego Miss Chief Eagle Testickle interprétant différents rôles. Ces personnages – une tireuse d’élite, une comédienne de vaudeville, une actrice de cinéma muet, la fiancée d’un trappeur et une cinéaste – sont autant de commentaires sur l’art de la performance et la représentation traditionnelle des peuples autochtones dans la culture populaire.
Autre pièce qui porte sur l’espace de performance de l’appareil photo, À ma petite soeur : pour Cindy Sherman (1998) de Yasumasa Morimura, tirée de la série Daughters of Art History. L’oeuvre est une remise en scène d’un des clichés de la série Centerfolds (1981) de Cindy Sherman. Célèbre pour ses récupérations d’images emblématiques de l’histoire de l’art et de la culture populaire, Morimura rend ainsi hommage à l’influence de cette artiste sur sa pratique. Fusionnant sa propre apparence avec des images connues, il analyse les notions fabriquées de l’identité, des rôles de genre et de l’histoire, ainsi que des canons occidental et oriental des stéréotypes.

Rosalie Favell, Si seulement tu pouvais m’aimer ..., 2003. Épreuve au jet d'encre tiré de la série L'artiste guerrier des plaines. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Rosalie Favell. Photo : MBAC
L’artiste métisse Rosalie Favell utilise également des illustrations tirées de l’histoire de l’art et de la culture populaire, ainsi que de ses archives familiales, pour présenter de complexes autoportraits. Si seulement tu pouvais m’aimer… (2003) pourrait illustrer une crise existentielle vécue par Favell qui semble ici avoir adopté un personnage plus « masculin » : elle s’est elle-même coupé les cheveux, supprimant ainsi la part de féminité qu’ils symbolisent, et porte un costume et de lourds souliers noirs. Ce clin d’oeil à Frida Kahlo et à son Autoportrait aux cheveux coupés (1940) vise à ébranler nos préjugés sur l’identité et le modèle binaire des genres. Dans une autre oeuvre, Peut-être l’ai-je aimée comme ça (2003), l’icône populaire Xena, princesse guerrière, et sa complice Gabrielle sont tendrement enlacées, entourées par un coeur percé d’une flèche. Sous cette image, Favell a placé une scène du film La rumeur (1961). Celui-ci, un classique de l’histoire culturelle gaie et lesbienne, décrit une relation romantique entre deux femmes, jouées par Shirley MacLaine et Audrey Hepburn. Les deux dirigent un pensionnat pour jeunes filles, mais l’une d’entre elles, Rosalie, les accuse d’avoir une liaison amoureuse, ce qui ruine leur vie et leur carrière. Le film, dans un sens typique de l’époque, victimise les relations entre êtres de même sexe. Dans l’oeuvre de Favell, cette vision est contrastée, grâce à la figure de Xena, par la représentation plus positive de ces préoccupations. Favell s’inscrit elle-même dans cette image d’une petite fille qui, au moment où le film a été réalisé, aurait eu trois ans. En faisant référence à sa propre histoire, Favell intègre dans son oeuvre un sentiment de progrès dans l’acceptation culturelle des relations entre personnes de même sexe au cours de la vie de l’artiste, et les possibilités pour les gais et les lesbiennes d’avoir des modèles forts dans leur vie.
La série Roots (v. 1979) de David Buchan est aussi basée sur la performance imaginative. La crise du VIH, et son effet sur les gais, ont accentué le besoin d’établir un terrain commun de militantisme, de culture et, surtout, de collectivité. La carrière de Buchan représente l’entrelacement des besoins et de la créativité de la communauté, ainsi que la nécessité de trouver des moyens variés, parfois disparates, d’exprimer les symboles qui définissent et unissent les groupes. Figure marquante de la scène artistique torontoise des années 1970 et 1980, Buchan a conçu une pratique artistique pluridisciplinaire alliant performance, photographie, vidéo et publications d’artistes. La performativité est un vecteur essentiel de sa démarche exploratoire et contestataire des limites de l’identité et de la sexualité imposées par la société. S’adressant à la fois au public et à la caméra, il concilie les préoccupations artistiques contemporaines et la création active collective. Inspiré par son sens de la mode et son goût du travestissement, Buchan fausse les limites sociales de l’autorité et de la « normalité » en associant librement les codes visuels de la publicité, de l’art et de la photographie populaire. Lamonte del Monte, son alter ego dont la famille élargie par substitution apparaît dans la série Roots, est une figure emblématique de sa pratique.
Pour de nombreux artistes LGBTQ2S+, la vidéo et le film sont un procédé critique qui permet d’exprimer la nature protéiforme de l’identité. Qu’il s’agisse de réflexions personnelles sérieuses ou de points de vue loufoques sur toutes sortes de sujets, les vidéos combinent des formules narratives et documentaires qui favorisent l’expression de multiples perspectives.

TJ Cuthand, image fixe tirée de Love and Numbers, 2004. Vidéo sur cassette 3/4 po reportée sur vidéodisque numérique (DVD), 9 min. Acheté en 2008. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © TJ Cuthand Photo : MBAC
Les vidéos de TJ Cuthand sont essentiellement autobiographiques, analysant l’identité culturelle et sexuelle, la santé mentale et les pratiques institutionnelles dysfonctionnelles. Working Baby Dyke Theory: The Diasporic Impact of Cross Generational Barriers (1997) aborde le vécu délétère de TJ Cuthand avec des lesbiennes plus âgées, alors que dans Love and Numbers (2004), un film sur fond de paysages urbains et de codes binaires des médicaments psychiatriques prescrits pour lui, l'artiste utilise ses propres problèmes de santé mentale pour critiquer le système médical. Le récit franc et troublant, mené à la première personne, que propose Working Baby Dyke Theory s’inspire de l’expérience queer de Cuthand pour critiquer la culture lesbienne contemporaine. Through the Looking Glass (1999) explore la sexualité et le double héritage du vidéaste. Influencé par le roman classique de Lewis Carroll De l’autre côté du miroir, l’artiste joue le personnage d’Alice qui, voulant être reine, se bat avec la désapprobation de la reine rouge (jouée par Laurie Blondeau) et de la reine blanche (Shawna Dempsey) quant à son origine raciale mixte et ses choix sexuels. Finalement, Cuthand rejette leurs arguments et s’engage dans sa propre voie.
Les marges de la société et les états modifiés de la conscience sont des thèmes explorés par l’artiste Jeremy Shaw, basé à Berlin. L’esthétique visuelle de son film en noir et blanc Variation FQ est empruntée au film de Norman McLaren, Pas de deux (1968). Shaw a remplacé le pas de deux du duo masculin-féminin du film de McLaren par une performance de la chorégraphe, mannequin et danseuse transgenre Leiomy Maldonado, mettant en lumière le voguing, un style de danse apparu à New York dans les années 1980. La gestuelle expressive et hypnotique est accompagnée d’une trame sonore composée et trafiquée par l’artiste, d’effets de bande et d’enregistrements vocaux des chansons Whip My Hair de Willow Smith et Heartbroken de T2. Avec sa forme contemporaine de voguing dansée par Maldonado et son mélange d’effets électroniques et de musique analogique, Variation FQ aborde l’évolution de la sousculture, du genre, de la danse et de l’humanité.
Sont aussi présentées deux vidéos de l’artiste en arts médiatiques et réalisatrice Lorna Boschman, qui sondent les sentiments instruits par la société entourant l’image corporelle et l’identité de genre. Big Fat Slenderella (1993) traite de l’obsession sociale de la perte et de la prise de poids, tandis que BoyGirl (1999) s’intéresse au quotidien de trois femmes systématiquement confrontées à des stéréotypes de genre dans leurs vies personnelle et professionnelle. Dans ces deux oeuvres qui manient la formule de l’entrevue documentaire, l’artiste expose les réflexions des participantes sur les sujets de manière humoristique et satirique.
Dans le projet vidéo expérimental Confused: Sexual Views Compilation Edit (1984), Paul Wong, Gary Bourgeois, Jeanette Reinhardt et Gina Daniels remettent en question les moeurs sociales contraignantes qui régissent qui et comment nous aimons. Dans cette série qui regroupe 27 conversations franches sur la sexualité et sur ses multiples dimensions vues sous différents angles, les sujets interrogés mettent l’accent sur la relation entre intimité, amitié et famille, et réfutent les légendes populaires entourant la notion d’amour romantique. Film controversé à sa sortie pour ses discussions assumées et non censurées des valeurs accordées aux relations humaines, l’oeuvre s’intéresse aux nombreuses formes de désir et de sexualité existantes. Ce montage réunit des extraits de toutes les entrevues originales qui totalisaient neuf heures.
À travers ces nombreux supports et modes de présentation, Par-delà l’arc-en-ciel rend hommage au courage et à la créativité des artistes LGBTQ2S+ dans leur lutte constante pour promouvoir l’égalité et le respect. Comme les Lesbian Rangers Dempsey & Millan le rappellent aux visiteurs : « Traitez les lesbiennes comme vous voudriez qu’elles vous traitent. » Cette devise, qui s’applique à toutes les personnes LGBTQ2S+ et qui constitue un message sous-jacent de l’exposition, témoigne du pouvoir de la visibilité artistique et sociale, et rappelle ce qui a été accompli et tout ce qui doit encore être remis en question.
Par-delà l'arc-en-ciel. OEuvres par des artistes LGBTQ2S+ est présenté dans les salles B203–B204 du Musée de beaux-arts du Canada jusqu'au septembre 2022. Merci de partager cet article et de vous inscrire à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du MBAC et pour tout savoir de l’art au Canada.