Pouvoirs de la perception. Le legs de Brydon Smith

Richard Long, Spirale de grès, 1981, pierre, et Gerhard Richter, Nuage,, 1970, huile sur toile

Richard Long, Spirale de grès, 1981, pierre, 3,67 m diamètre et Gerhard Richter, Nuage, 1970, huile sur toile, 200 x 300,7 x 4 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Richard Long / Artists Rights Society (ARS) New York / CARCC Ottawa 2023 © Gerhard Richter 2023 (06122023) Photo : MBAC


On ne saurait trop insister sur la contribution de Brydon Smith au paysage culturel du Canada. À partir de 1964, celui-ci sert les arts visuels à travers son travail de conservateur d’art contemporain d’abord, puis d’art moderne au sein de deux des principales institutions canadiennes, le Musée des beaux-arts de l’Ontario et le Musée des beaux-arts du Canada. C’est à l’emploi de ce dernier que ses expositions audacieuses – et ses plus de 100 acquisitions – contribueront à définir la place du pays à l’avant-garde des arts visuels.

Né en 1938 à Hamilton, en Ontario, Smith fréquente les universités McMaster et Queens où il étudie la biologie et la chimie, avant de se tourner peu de temps après vers les sciences humaines. Attiré par l’histoire de l’art, il trouve un mentor important en l’artiste et professeur George Wallace. Smith poursuit sa formation à l’Université de Toronto et obtient une maîtrise en histoire de l’art en 1965, après avoir été nommé l’année précédente conservateur adjoint d’art contemporain à l’Art Gallery of Toronto (le Musée des beaux-arts de l’Ontario depuis 1966).

À son arrivée au Musée des beaux-arts du Canada deux ans plus tard, Smith et sa proche alliée, la directrice Jean Sutherland Boggs, mettent fin à l’interdiction tacite de collectionner l’art américain qui y régnait depuis des décennies. La première acquisition de Smith porte sur un groupe de huit Boîtes de savon Brillo d’Andy Warhol. D’autres achats majeurs suivront bientôt, notamment des œuvres de Robert Morris, Jackson Pollock et James Rosenquist. En fait, sa première exposition au Musée présente le travail de Rosenquist, en 1968. Elle prépare le public d’Ottawa à Lumière fluorescente, etc. par Dan Flavin, l’année suivante. Il s’agit alors de la toute première exposition muséale de l’artiste, qui fait immédiatement sensation au Canada et aux États-Unis.

L’acquisition la plus importante – et controversée – de Smith demeure Voix de feu, de Barnett Newman, achetée en 1989. Commandé pour le pavillon des États-Unis, conçu par Buckminster Fuller pour l’Expo 67, le tableau constitue un emblème singulier de l’influence internationale croissante du Canada dans la période d’après-guerre. Au cours des débats très médiatisés qui suivent son achat par le Musée, y compris à la Chambre des communes, Smith et la directrice de l’époque, Shirley Thomson, engagent des conversations ouvertes et passionnées avec les Canadiens sur les mérites de l’abstraction. Une telle acquisition exige un courage personnel de la part de Smith, qui défendra l’œuvre contre des attaques souvent hostiles. Quand sa fille Rebekah, alors âgée de six ans, demande à voir la toile dont tout le monde parle, elle dit à son père qu’il y a du violet dans le bleu, et de l’orangé dans le rouge. Se rappelant ce commentaire lors d’une entrevue ultérieure, Smith dira que le choix de couleurs intenses, simplement présentées, était « phénoménal dans le meilleur sens du terme ». Le fait qu’une enfant ait pu percevoir l’œuvre et être émue en est la preuve.

Vue d'installation, Donald Judd, Sans titre, 1964, laiton et tôle galvanisée avec laque bleue; Sans titre, 1964, laiton et bois avec peinture-émail rouge; et Sans titre, 1964, Aluminium anodisé et aluminium anodisé vert

Vue d'installation, Donald Judd, Sans titre, 1964, laiton et tôle galvanisée avec laque bleue, 102.9 x 213.4 x 17.2 cm; Sans titre, 1964, laiton et bois avec peinture-émail rouge, 54.6 x 125.5 x 92.7 cm; et Sans titre, 1964, Aluminium anodisé et aluminium anodisé vert, 54.6 x 125.5 x 92.7 cm. Acheté en 1978 grâce à une contribution de l'artiste en reconnaissance de l'exposition Donald Judd de 1975 à la Galerie nationale du Canada. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa © Succession Donald Judd / Artists Rights Society (ARS) New York / CARCC Ottawa 2023 Photo : MBAC

L’actuelle installation dans les salles B206 et B207 accueille des œuvres réunies par le conservateur visionnaire au cours de sa carrière de trois décennies au Musée. La sélection comprend des pièces de Dan Flavin, Donald Judd, Richard Long, Brice Marden et Gerhard Richter. Les grandes photographies de Louise Lawler sont un apport plus récent, des clichés qu’elle a conçus lors de l’exposition-bilan 2020 de Judd au Museum of Modern Art, à New York. Le trois nominal (à Guillaume d’Ockham) et icône IV (la terre pure) (à David John Flavin 1933–1962) de Dan Flavin figurent parmi les premières acquisitions de Smith et mettent l’accent sur la prédilection, pour l’artiste, « d’un art de l’ombre et de la lumière ».

Smith rencontre l’artiste minimaliste Donald Judd quand ce dernier accepte de rédiger un essai pour le catalogue de l’exposition Flavin de 1969. Six ans plus tard, le remarquable survol réalisé par Smith de la production de Judd, conçu en étroite collaboration avec l’artiste, s’accompagne d’un catalogue raisonné – une liste complète des œuvres de l’artiste à l’époque, qui reste une référence essentielle à ce jour. Dans son avant-propos, Smith commente l’insistance mise par Judd sur la « forme et sur la façon dont nous la percevons, qui est la plus évidente dans ce que l’on appelle les piles et les progressions murales, où les mêmes profils à l’allure de boîte sont répétés verticalement sur le mur ou horizontalement le long de celui-ci. Les figures identiques ainsi répétées donnent au public la même expérience visuelle que s’il percevait cette forme depuis des points de vue différents. » Dans Sans titre (1978), toujours de Judd, faite d’aluminium anodisé, l’espacement entre les éléments verts est déterminé par une progression mathématique inversée de nombres naturels. Décrivant sa réaction devant la première progression de l’artiste en 1968 à New York, Smith écrit, « ce fut le coup de foudre, et je ne pouvais en détacher mon regard […] c’était simple, et pourtant complexe […] Plus je regardais, plus c’était intéressant. »

Brice Marden, Trois gris prémédités pour Jasper Johns, 1970, huile et cire d'abeille sur toile

Brice Marden, Trois gris prémédités pour Jasper Johns, 1970, huile et cire d'abeille sur toile, 183.2 x 382.8 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Succession Brice Marden / Artists Rights Society (ARS) New York / CARCC Ottawa 2023 Photo : MBAC

Célèbre pour ses toiles monochromes, dont les panneaux de Trois gris prémédités pour Jasper Johns, Brice Marden allie peinture à l’huile, cire d’abeille et térébenthine. La surface sur laquelle est appliquée la peinture en plusieurs couches sur une période prolongée est distinctement mate et cireuse, avec une richesse de texture qui neutralise l’impression initiale d’opacité austère et monochrome. Par son choix de technique et de dimensions de la toile, le peintre rend hommage à l’artiste Jasper Johns, dont le travail sera d’une influence importante.

Bien que principalement connu pour ses œuvres en terre, le Britannique Richard Long a également produit des pièces pour des musées, notamment des sculptures et des photographies accompagnées de textes. Puisqu’il est impossible d’exposer les Earthworks classiques en raison de la spécificité de leur site – et, dans certains cas, de leur impermanence –, quelques adeptes du Land Art font entrer des matériaux naturels au musée pour y produire des œuvres. La sculpture Spirale de grès en est un exemple; elle constitue une extension des réalisations de Long en extérieur, tant par la forme que par le matériau. La spirale, dont les racines remontent à la préhistoire, constitue un motif récurrent chez l’artiste, reflétant son attraction pour les sites anciens.

Louise Lawler, Sans titre (Cadmium), 2021, épreuve à la sublimation de colorant sur panneau en aluminium

Louise Lawler, Sans titre (Cadmium), Sans titre (Deuxième Nuit)Sans titre (Sfumato) et Sans titre (Laiton et blue), 2021, épreuve à la sublimation de colorant sur panneau en aluminium, 121.9 x 181.6 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Avec l'autorisation de l'artiste et Sprüth Magers, Photo : MBAC

Les quatre photographies de Louise Lawler, malgré qu’elles n’aient pas été acquises par Smith, sont installées à proximité de quatre œuvres de Judd dans la salle B207. Smith a été un défenseur important du travail de Judd, artiste qui continue d’être influent à ce jour. Depuis la fin des années 1970, Lawler prend pour sujet les œuvres d’autres artistes, souvent en tenant compte de la manière dont elles sont exposées dans des maisons privées, des musées, des salles de vente ou des réserves. Ces quatre photographies ont été réalisées sans éclairage artificiel sur deux nuits de janvier au Museum of Modern Art. Elles rendent l’essence de cette exposition sur la production de Judd – l’une des plus extraordinaires à ce jour – qui a fermé ses portes peu de temps après son ouverture en raison de la pandémie de COVID. À peine visibles et partiellement effacées dans l’ombre, les pièces de Judd sont supplantées dans les images par l’infrastructure du musée : panneaux de sortie éclairés et lumières pour les systèmes mécaniques.

Brydon Smith a soutenu et défendu certains des artistes contemporains les plus originaux et les plus exigeants de notre époque. Il a passionnément préconisé une vision inclusive, progressiste et ambitieuse qui a amené le monde au Canada, et le Canada au monde. En 1970, il disait : « Ce qui m’intéresse, c’est de briser les façons conventionnelles de voir, de maintenir nos pouvoirs de perception aussi ouverts que possible; ce n’est qu’ainsi que nous avons la possibilité de discerner ce qui s’offre à nous. » Cette installation est un hommage à Brydon Smith et à la dette que nous avons envers lui pour nous avoir permis de voir, de ressentir et d’expérimenter plus pleinement le monde qui nous entoure.

 

Les œuvres sont présentées dans les salles B206 et B207 au Musée des beaux-arts du Canada. Partagez cet article et inscrivez-vous à nos infolettres pour recevoir les derniers articles, pour rester au courant des expositions, des nouvelles et des activités du MBAC et pour tout savoir de l’art au Canada.

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