Quatre oiseaux : « le bref espoir offert par la nature »
« Un monde sans oiseaux détruirait le cœur humain », écrit Mark Cocker, un des plus grands auteurs britanniques passionnés de nature, dans son livre Birds and People (2013) consacré à l’étude des relations de l’humanité avec les oiseaux d’hier et d’aujourd’hui. Les oiseaux nous enchantent autant qu’ils nous fascinent, et ce n’est un secret pour personne. Leur beauté, leurs talents musicaux et, surtout, leur capacité à voler nous inspirent d’innombrables possibilités symboliques. Nous ne sommes pas seulement charmés par ces merveilles ailées, nous sommes constamment, systématiquement, passionnés par les mystères qu’elles recèlent. Nous décrivons le concept « oiseau » et utilisons l’art pour le recréer, voire l’habiter.
Dans son célèbre essai sur l’esthétique, L’oiseau blanc, le critique d’art anglais John Berger décrit le plaisir que lui procure une sculpture artisanale qu’il possède : deux pièces de bois habilement transformées en un oiseau dont les plumes des ailes et de la queue se déploient en éventail. Expliquant le bonheur qu’il éprouve à contempler pareil objet, il conclut : « L’oiseau blanc est une tentative de traduction d’un message reçu d’un oiseau réel … L’art n’imite pas la nature, il imite une création, parfois pour proposer un monde autre que le réel, parfois pour amplifier, confirmer, faire pénétrer dans la société le bref espoir offert par la nature. »
Quatre œuvres de la collection du Musée des beaux-arts du Canada expriment de façon saisissante l’universalité de cette tentative de décodage, d’imitation ou de proposition d’espoir. Chacune est en partie une description d’oiseau. Ensemble, ces œuvres réalisées sur près d’un siècle procèdent de traditions artistiques et de contextes sociaux divers et incarnent des sensibilités remarquablement différentes.
Canard sauvage suspendu (1883), une nature morte à l’huile de William Harnett, appartient à la tradition populaire des scènes dites de retour de chasse propres aux XVIe et XVIIe siècles. Il est d’ailleurs possible que le peintre se soit directement inspiré des scènes du genre prises par le photographe français du XIXe siècle Adolphe Braun. Le sujet est simple : un colvert mort est suspendu par une patte avec une ficelle accrochée à un clou planté dans un panneau de bois. L’hyperréalisme et la tridimensionnalité de cette composition en font une œuvre remarquable. Le grain du bois brut semble sculpté dans la toile et la plénitude des formes du canard est manifeste. Une blanche incandescence pulse sous l’aile de cet oiseau aquatique, et le traitement des plumes texturées et colorées est d’une telle fidélité ornithologique que l’impression de vie qui s’en dégage devient paradoxalement choquante. Le canard semble presque s’être soulevé dans un dernier effort pour s’envoler avant que le coup de feu ne résonne.
Sautons trois décennies et passons les frontières de plusieurs États et provinces pour nous arrêter sur cette Entrée de cimetière, Campbell River de la peintre canadienne Emily Carr. Si la technique est la même – une huile –, le style et l’intention du tableau de Carr sont si éloignés de la minutie et de l’exactitude de la scène de Harnett qu’il nous vient à l’idée qu’il pourrait s’agir d’un autre procédé. Carr représente une sculpture d’oiseau-tonnerre, une figure puissante des cultures autochtones de la côte ouest, immobile à l’horizon, posée au-dessus de l’entrée d’un cimetière. Il lui manque une aile et une aigrette, et son unique aile massive se déploie en un geste d’accueil et d’avertissement. La toile, qui a fait partie des 31 œuvres de l’artiste réunies pour l’exposition charnière de 1927 du Musée des beaux-arts du Canada, Canadian West Coast Art Native and Modern, revisite une aquarelle plus sombre de Carr, The Battered Guardian of the Graves (1909). Celle-ci souhaitait alors expérimenter l’éclat et le pinceau expressif du Fauvisme, un mouvement découvert lors d’un voyage en France. L’oiseau reprend les couleurs et les formes de l’imposant groupe d’arbres présent à l’arrière-plan, et pour une bonne raison puisque l’un est issu de l’autre. Libéré de l’arbre qu’il a déjà été, l’oiseau-tonnerre démontre toutes les qualités de l’élan vital propre à la gent ailée. Face à lui, nous ne pouvons que penser aux âmes des corps enterrés à l’endroit même où, sous sa conduite, elles se sont peut-être envolées.
Contrastant fortement avec la gloire sauvage de l’oiseau-tonnerre, voici L’hôtel Éden (1945) et son petit perroquet vert, également sculpté dans du bois, perché sur une branche de Joseph Cornell, un artiste américain populaire connu pour ses assemblages de boîtes. L’oiseau est certes en cage, mais dans une cage qui contiendrait comme par magie des milliers de mondes. À l’instar de la plupart des boîtes sculptées de Cornell, celle-ci est divisée en compartiments. Dans son cas les surfaces grenues, décolorées, et la peinture écaillée évoquent un vieux placard impossible à nettoyer. À l’intérieur de la boîte sont disposées une spirale métallique, une boule jaune dans une sorte de rail blanc, une affiche de l’hôtel Éden à moitié décomposée, une dizaine de blocs de bois cylindriques et une ampoule de verre. L’oiseau tient un bout de ficelle dans son bec. Du côté droit de la boîte, plantée dans une carte comme une épingle, apparaît une manivelle de boîte à musique. Imaginons maintenant le coup de manivelle qui animerait le tableau : le perroquet s’inclinerait sur sa branche et tirerait la ficelle, faisant ainsi tourner la spirale et rouler la boule. Les boîtes de Cornell hébergent souvent des oiseaux parfois décrits comme des « poèmes objets » qui floutent la ligne entre le rêve et la réalité, cet espace liminal où nous pouvons rencontrer des oiseaux et partager avec eux un peu de leur formidable expérience du monde.
Rapprochons-nous encore de 25 ans et envolons-nous vers le nord, le grand nord, pour admirer la créature de la célébrissime estampe de Kenojuak Ashevak, Le hibou (1969), exposée à côté de son dessin préparatoire dans les salles d’art canadien et autochtone. Il vaut la peine de comparer les verts et les bruns terreux de l’estampe aux traits de feutre orange, rouge, vert, brun et violet du dessin, une composition de couleurs vives qu’Ashevak aurait conçu après avoir méticuleusement choisi ses teintes et les avoir ordonnées selon ses goûts. Kenojuak Ashevak est une artiste inuite très appréciée de réputation internationale. Née en 1927 à Ikirisaka, sur l’île de Baffin, et morte en 2013, elle est devenue célèbre lorsqu’une de ses estampes, Le hibou enchanté (1960), a été reproduite sur un timbre de Postes Canada. Admirée pour ses chatoyants portraits d’animaux, d’esprits et d’humains, elle représente surtout des oiseaux, notamment des hiboux dont elle a réalisé une bonne centaine d’estampes. Ses hiboux, qui arborent pour la plupart un plumage exubérant et finement texturé, portent des titres altiers tels Hibou audacieux, Hibou perspicace ou Hibou sentinelle. Celui qui nous intéresse ici pourrait être un des rares de son abondante production à ne pas être qualifié. Hibou « réservé » pourrait cependant convenir : à la différence de ses nombreux hiboux qui regardent le monde avec assurance, il regarde vers le bas et semble timidement rétracter ses serres.
Si nous comparons ce hibou à la patte traînante et aux ailes déployées au colvert suspendu tête en bas de Harnett, nous voyons que le rendu des barbes des plumes d’Ashevak est moins précis, plus aéré, et que celles-ci possèdent une sorte de majesté surnaturelle. L’oiseau n’est pas tant saisi ou sculpté que rencontré. Il a provisoirement renoncé à voler et s’est en un sens offert de lui-même à traduire un message. Il admet notre émerveillement et accepte notre regard.
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