Stephen Waddell et la visualisation du monde

Stephen Waddell, Lakeside, 2011. Épreuve au jet d'encre, 116.1 x 137.8 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Stephen Waddell Photo: MBAC

À première vue, les photographies de Stephen Waddell figent des instants du quotidien. Une fillette en maillot rose semble se diriger vers la plage. Un homme marque un temps d’arrêt avant de sortir de sa voiture. Ces images, extraites d’un récit en cours qui évoquent un contexte plus large, font naître une tension chez l’observateur, appelé à croire ou à douter de ce qui vient d’arriver, de ce qui va se passer. Les personnages de Waddell sont à la fois déterminés et dépourvus de destination. En outre, pour l’artiste et l’observateur averti, foisonnent dans ces photographies des références à l’histoire de l’art et à la photographie. Ses sujets, découverts au hasard de promenades, nous ramènent à l’essence des œuvres de Édouard Manet, Edgar Degas ou Gustave Caillebotte, et permettent à Waddell de fusionner et d’enrichir mutuellement les histoires de la peinture et de la photographie.

Stephen Waddell, Homme avec une écharpe rouge, 2007. Épreuve au jet d'encre, 189 x 110.7 cm encadrée. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa © Stephen Waddell Photo : MBAC

En pensant à cet aspect de son œuvre, on ne sera pas surpris d’apprendre que Waddell a amorcé sa carrière d’artiste en tant que peintre. En 1990, il en vient à une nouvelle technique lorsqu’il se met à explorer la ville avec un Polaroid dans le but d’enrichir la composition picturale de ses études peintes. Il utilise aussi une caméra Super-8 pour filmer les gens, cherchant à comprendre les expressions humaines dans l’environnement moderne, une quête partagée par bien des artistes depuis le milieu du XIXe siècle. Des photographies comme Homme avec une écharpe rouge rappellent le travail des artistes réalistes du XIXe siècle qui peignaient les gens des villes, les ouvriers et le prolétariat pittoresque.

Une scène extérieure à la composition parfaite suppose beaucoup d’observation; Waddell voit dans ce travail physique de recherche exhaustive un élément majeur de sa démarche photographique. Dans le cas d’Homme avec une écharpe rouge, on imagine que l’artiste, après des jours passés à chercher un sujet, a vu au détour d’une rue non pas un sans-abri appuyé sur un arbre, tenant une pipe à crack, mais plutôt un clochard qui semble sortir tout droit d’une toile d'Honoré Daumier par sa tenue, ses traits et sa posture usés.

Stephen Waddell, Homme en voiture, rue Powell, 2012. Épreuve au jet d'encre, 106 x 131.3 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Stephen Waddell Photo : MBAC

Le travail de Waddell s’attarde aussi aux multiples facettes de l’expérimentation du temps et à leur relation avec les procédés photographiques, l’histoire de l’art, la vie urbaine ainsi que la nature. Tout comme Homme avec une écharpe rouge, la photo Homme en voiture, rue Powell, fait ressentir la précarité de la vie humaine, la première en montrant un itinérant marginalisé. La seconde est le portrait d’un homme plus âgé dont les gestes, par ailleurs banals, semblent suspendus aux directives, comme si, après qu’on lui eût demandé de garder la pose, il attendait des instructions pour jouer la prochaine scène. Sur d’autres photographies, Waddell parvient à saisir un instant fugace, cette milliseconde où un sujet retourne dans l’écheveau de sa vie urbaine après avoir retenu l’attention du photographe. Sur plusieurs images, les sujets sont plongés dans leurs pensées, ce moment où tout s’arrête pour laisser place à un état intérieur de réflexion ou de rêverie.

Parmi les autres sujets de Waddell traitant de la marche du temps, il y a ceux relatifs aux processus naturels, comme les glaciers où les cavernes dont la création repose sur des millénaires d’accrétion. L’importante série Dark Matter Atlas [Atlas de la matière noire] est ainsi consacrée aux phénomènes naturels ainsi qu’au monde souterrain. Les grottes et leurs cavités sombres se sont avérées être un support fertile pour l’art dès le paléolithique, alors que les premiers artistes hominides y reproduisaient les dons de la nature avec des dessins naïfs, mais élaborés. 

Stephen Waddell, Big Room at Dusk [Grande salle à la nuit tombante], 2016. Épreuve à la gélatine argentique, 259.1 x 331.2 cm. © Stephen Waddell Photo: Avec l'autorisation de l'artiste

Waddell a ressenti le besoin d’explorer ces sites primitifs en contemplant, fasciné, le reste d’une tache sur le mur d’un très quelconque stationnement souterrain. Cette expérience l’amène ensuite à visiter les grottes du Sud-ouest américain et de la Sicile. Il y installe ses objectifs dans la plus pure tradition des photographes documentaires qui, avant lui, ont illuminé ces grottes gigantesques avec leurs flashs au magnésium, chassant les chauves-souris effrayées dans la nuit froide du désert. Cependant, les grottes visitées par Waddell sont aujourd’hui des sites touristiques fréquentés où s’activent des guides équipés de lampes de poche. Ses photographies au grand-angle permettent au spectateur de s’imaginer les lieux sculptés par des forces naturelles tenaces plutôt qu’aménagés par la main de l’homme; les stalagmites y sont comme des sculptures d’Alberto Giacometti; les formes phalliques rugueuses évoquent celles de Constantin Brancusi.

Dans ses œuvres plus récentes, l’artiste met parfois en scène son sujet pour montrer ce qu’il n’a pu croquer sur le vif avec son appareil photo. Waddell persiste ainsi à chercher ce qui unit la peinture et la photographie, et ses images rejoignent les grands thèmes de l’histoire de l’art. Expulsion a pour sujet un événement biblique, Adam et Ève chassés du jardin d’Éden.

Stephen Waddell, Expulsion, 2018. Épreuve au jet d'encre, 152.2 x 198 cm. approx. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. © Stephen Waddell Photo : MBAC

Aux yeux de Waddell, la structure représentée sur la photo – les ruines d’un incinérateur conique – évoque l’illustre hortus conclusus (« jardin clos ») et renvoie à des œuvres d’art historiques décrivant le paradis terrestre, particulièrement à L’âge d’or (1530) de Lucas Cranach l’Ancien. On croisait fréquemment ces incinérateurs en Colombie-Britannique, où ils permettaient aux scieries de se débarrasser de leurs déchets de bois. L’interaction entre les gens et ces espaces enclos fascine l’artiste; voici des structures industrielles que l’on récupère à des fins de loisirs, notamment pour se prélasser et converser. Leur nouvelle affectation résonne avec la scène dépeinte par Cranach, une expérience de paix, d’harmonie, de communauté et d’accord avec la nature.

Lucas Cranach l'ancien, L'âge d'or, v.1530. 75 x 103.5 cm. Musée national de Norvège. Photo: Nasjonalmuseet / Jarre, Anne Hansteen; Masaccio, Expulsion du jardin d'Éden, c.1425–27. Fresco. Chapelle Brancacci, Santa Maria del Carmine, Florence. Photo: Yair Haklai / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)

Expulsion dépeint la condition humaine d’avant la chute, à l’instant où frappe une crise qui, pour Waddell, n’a pas d’origine connue. Les gestes du couple font écho aux personnages de la toile peinte en 1427 par Masaccio sur le même thème, avec Adam et Ève couvrant de leurs mains leur visage et leurs parties génitales en quittant l’Éden pour, comme le remarque Waddell, « éviter d’apparaître comme ils sont ». L’image prend également un air de photoreportage qui montre son sujet en situation de transgression sociale, une scène, comme le suggère Waddell, « où les "maudits" essaient de se soustraire à l’opprobre, évitent d'être repérés ou enregistrés », à l’instar de Charles Sodokoff et Arthur Webber sur la photo de Weegee, pour ne citer que cet exemple.

En 2014, Waddell a été le conservateur d’une exposition, Dream Location (« Lieu de songe »), à la Presentation House, devenue depuis la Polygon Gallery. L’idée était de rassembler des œuvres de différents photographes ainsi que d’artistes pour qui la photographie avait joué un rôle crucial dans leurs créations. L’exposition a mis en lumière un aspect sous-estimé de la création artistique, à savoir que le processus ne tient pas tant à la répétition d’œuvres antérieures par un artiste donné qu’à sa manière d’aborder et d’embrasser les moyens de son époque pour visualiser le monde.

L’iconographie de Waddell rend hommage aux nombreuses histoires de l’art dont les vocabulaires visuels renseignent sur notre manière de regarder, de concevoir et de communiquer finalement notre compréhension du monde. Il y a là une occasion de réfléchir aux mutations en cours dans la culture de l’image et d’apprécier ce qui y est partagé ou échangé plutôt que de s’arrêter à ce qui la divise, comme on le fait par exemple en opposant l’analogique au numérique, la peinture à la photographie ou le contemporain à l’historique.

 

Pour l'information sur les œuvres de Stephen Waddell dans la collection du Musée des beaux-arts du Canada, consultez la collection en ligne. Partagez cet article et abonnez-vous à nos infolettres pour demeurer au courant des derniers articles, expositions, nouvelles et événements du Musée, et en apprendre plus sur l’art au Canada.

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